En finir avec l’idéologie de la consommation :
    POUR UNE SOCIETE DE FRUGALITE 
par François Brune
  L’aspiration à une société de frugalité exige 
  l’examen de ce qui lui est contraire, la société de consommation, 
  c’est-à-dire de sur-consommation, dont l’idéologie 
  publicitaire est à la fois le reflet et le vecteur. Car ce qui pousse 
  à consommer, ce n’est pas simplement la somme des publicités 
  prises isolément à un instant donné : c’est avant 
  tout un système, système économique certes, mais aussi 
  système essentiellement idéologique. Or, il nous sera impossible 
  de vivre dans un autre système, - j’entends la société 
  de frugalité, sans abandonner les conduites réflexes créées 
  par le système actuel, c’est-à-dire les schémas mentaux 
  et attitudes compulsives de la « bête à consommer » 
  que la publicité a ancrés au plus profond de notre être.
  I/ Grands traits de l’idéologie publicitaire
  Commençons donc par faire le ménage. Il s’agit d’examiner 
  les lignes de forces idéologiques développées par la publicité, 
  que celles-ci lui soient spécifiques ou qu’elles reflètent 
  plus globalement l’idéologie moderniste (religion de la technique, 
  dogme de la communication, etc.). Grosso modo, on peut dégager sept traits 
  fondamentaux :
  1/ La mythologie du progrès-qu’on-n’arrête-pas. 
  Celle-ci ne cesse de faire croire que la consommation est sans limite, et que 
  son essor est la preuve même que nous ne cessons de progresser :
  - Elle nous dit que tout changement est un progrès ; que tout progrès 
  ne peut résulter que d’un changement. Il faut donc changer pour 
  changer. Votre téléphone va changer 
  de numéro ; alors, changez de téléphone. Éternel 
  éloge du nouveau ; disqualification du vieux. Il 
  est interdit de vieillir. Emploi des mots « innovant », 
  « avancé » et de leurs synonymes : être à la 
  mode, être « tendance », être à la pointe de, 
  aller toujours plus loin, plus vite, etc.
  - Elle nous appâte sans cesse d’un « plus » ou d’un 
  « mieux », d’un « toujours mieux » qui se traduit 
  par un « toujours plus ». L’accumulation de choses prend alors 
  le prétexte de l’innovation et l’amélioration. Le 
  qualitatif cautionne le quantitatif, de même que le quantitatif se présente 
  comme seul critère du qualitatif (cf. la dénaturation du mot « 
  croissance », réduit à une mesure purement quantitative, 
  celle du PIB). Cette mythologie globale du « progrès », non 
  seulement légitime, mais amplifie le règne d’une 
  consommation illimitée.
2/ La sur-activation du besoin, du besoin de besoins, de l’envie, 
  de l’envie d’envies, du « désir » et du désir 
  de désirs, présentés comme la nature même du citoyen 
  normal. C’est le cas particulier de la sexualisation des 
  produits, qui sert à les naturaliser comme « désirables 
  ». C’est le cas général de l’ensemble des publicités, 
  qui font semblant de « répondre » à nos besoins pour 
  nous faire croire que nous les avons. Ce faisant, elle pose le dangereux axiome 
  selon lequel tout « besoin » est un droit. J’ai même 
  entendu certains publicitaires déclarer que l’homme normal aimant 
  être manipulé, la manipulation est légitime parce qu’elle 
  « répond à un besoin » ! Comme le viol, sans doute, 
  qui répond au désir d’être violé(e) ; comme 
  la pédophilie, sans doute aussi, qui répond chez l’enfant 
  au besoin de se sentir pédophilisé, etc. ! Cette exacerbation 
  du besoin et de la libido consommatrice aboutit à deux impasses :
  -Saturer : tuer l’envie, qui n’a plus 
  la force de se satisfaire (à tel point qu’un centre commercial 
  arbore ce slogan : « Je n’ai d’envie 
  que si l’on m’en donne » (Parly 2) ;
  -Frustrer : frustrer matériellement, puisqu’il 
  y a toujours de nouveaux produits semblant répondre toujours mieux à 
  nos nouveaux désirs ; frustrer immatériellement, puisque 
  nos aspirations profondes, réduites à des besoins, ne peuvent 
  pas être satisfaites sur le mode du besoin. Nous sommes saturés 
  de besoins satisfaits qui nous laissent dans l’insatisfaction. Mais voilà 
  : la frustration est motrice. Motrice à condition que le moteur même 
  soit perpétuellement relancé, sous peine de retomber dans la saturation… 
  D’où :
  3/ L’appel au consensus terrorisant, c’est-à-dire 
  au mimétisme collectif. Pour relancer l’envie individuelle, 
  rien de tel que d’éveiller le désir mimétique. 
  D’où ces innombrables slogans clamant que tous les êtres 
  normaux font comme cela, que tout le monde rêve de cette consommation, 
  que l’époque est à tel ou tel produit, qu’il faut 
  mimer ce grand mythe, etc. (A quoi allez-vous ressembler 
  cet été ? La Redoute, juin 2003). Vous êtes 
  donc asocial et archaïque si vous ne vous soumettez pas à la loi 
  du grand nombre. La consommation se veut consensuelle pour nous donner l’illusion 
  de la convivialité. Qu’un agrégat d’individus qui 
  consomment en masse puissent se prendre pour une démocratie festive, 
  quel puissant levier commercial en effet ! Au sein de la foule qui se croit 
  libre, chacun oublie combien cette libération apparente cache de servitudes 
  aux puissances de l’Industrie, de la Technique et de la marchandisation 
  (« Tant qu’à subir la publicité, 
  autant l’aimer », « Le 
  monde s’accélère : comment s’y préparer ? 
  », etc.). Et dans cette abondance commune, personne ne veut savoir combien 
  de pillages nécessitent ces gaspillages. 
4/ Le culte héros-produit. Au centre de la vie de chacun, prêt à résoudre tous les problèmes, la publicité célèbre le produit. Et comme le produit apporte tout, rien ne peut être obtenu sans lui… C’est la plus terrible des dépendances, puisque nous soumettons chaque jour notre existence à l’industrie d’autrui, en négligeant l’usage de nos capacités propres. Or, cette loi publicitaire s’étend à tout ce qui est de l’ordre des valeurs. On a ainsi le rêve-produit (il est produit par les spectacles, je le consomme, je n’ai plus à cultiver mon propre imaginaire), la beauté-produit (par les produits de beauté), la santé-produit, l’amour-produit (« La plupart des baisers s’achètent au Monoprix »), la démocratie-produit (par le consensus publicitaire), la révolution-produit (par le nouvel Omo ou la transgression des vieilles morales, etc.). Et pour finir, l’identité-produit : le règne des Marques appelant hypocritement chacun à « devenir ce qu’il est » (« Ma crème c’est tout moi », « Shopi : Tout un état d’esprit (…) pour vous guider vers les produits qui vous ressemblent »). Tout est consommable, tout est produit : terrible asservissement à la seule consommation. Avec la plus belle des excuses : c’est au nom du bonheur !
  5/ Un bonheur programmé, dont la carotte est le bâton. 
  Toutes ces lignes de force débouchent en effet sur un programme de bonheur. 
  Quel bonheur ? Celui d’un plaisir sans fin comme on parle de vis sans 
  fin : un plaisir de l’instant (toujours ins-tan-ta-né, 
  il ne faut pas le manquer !), un plaisir donc émietté et répétitif, 
  un plaisir anonyme (programmé par la pub), un plaisir-oubli dans le vertige 
  de l’instant (« Pense à ce que 
  tu bois, écoute ta soif » ; « Laissez 
  vos sens prendre le pouvoir »), un plaisir insatiable enfin 
  puisque toujours menacé de finir, un plaisir idéal donc puisqu’il 
  faut le renouveler au rythme même de la production et de l’innovation 
  industrielle (« Le plaisir, c’est de changer 
  de plaisir »). Mais voilà : lorsque le bonheur est 
  placé dans l’intensité du présent, régie par 
  le produit, comme l’instant chasse l’instant, il faut que le 
  produit chasse le produit, et tout de suite, sous peine de mort du plaisir. 
  L’instant est lui-même vécu comme un produit, et ce qui caractérise 
  cet étrange produit (le « moment », le « moment fort 
  »), c’est que sa date de péremption coïncide avec sa 
  parution. D’où une consommation vertige, qui est consumation 
  de soi à travers l’instant qui vous happe. C’est alors 
  qu’on n’est jamais si bien asservi que par soi-même. 
  Ce bonheur est tragique, mais qu’importe ! les marchands veillent : pour 
  mieux vous faire oublier la question du Sens que masque le produit, ils vous 
  invitent à vous précipiter dans la Cadence, dans le rythme effréné 
  de la consommation, de ses rites et de ses fêtes. La société 
  de consommation fait oublier le tragique de la consommation en accélérant 
  le rythme de la consommation, de même que la croissance 
  économique fait oublier les ravages de la croissance en appelant à 
  toujours plus de croissance.
 
  6/ Un nouvel instinct : la pulsion consommatrice. 
  Consommer, donc, c’est consumer. Mais la très forte liaison qu’établissent 
  les publicités entre la consommation proprement dite d’une part, 
  et d’autre part, toutes les images de la vie, toutes les valeurs sociales, 
  fait de la « pulsion consommatrice » l’unique forme de relation 
  que va tisser l’enfant-consommateur avec les réalités qui 
  l’entourent. À trois ans, on consomme le produit comme un monde, 
  à trente ans on consomme le monde comme un produit. L’idéologie 
  de la consommation se généralise aux images qui leur sont liées, 
  aux spectacles médiatiques, aux stars qui se produisent, aux événements 
  et aux journalistes qui les mettent en scène, aux politiciens qui soignent 
  leur look, etc.., et tout ceci sur le mode de la gloutonnerie des yeux, de la 
  boulimie de rythmes, dans une sorte d’ingestion infinie des choses et 
  des êtres. « Croquer la vie à pleines 
  dents. », voilà le mot d’ordre. Or, ce n’est 
  pas là un simple schéma mental, un impératif abstrait face 
  au monde devenu spectacle : il s’agit d’une pulsion consommatrice, 
  instinctuelle, compulsive, viscérale ; elle réclame sa dose à 
  toute heure, dans une sorte d’impatience chronique. D’autant plus 
  violente que fatalement frustrée, elle proclame sans cesse : « 
  Je le veux, je me l’offre ». 
  Violence possessive des sociétés industrielles sur toutes les 
  richesses de la planète, violence de l’individu formé à 
  l’image de ces sociétés à l’égard des 
  pays du reste du monde, de leurs ressources, de leurs travailleurs, etc.
 7/ La destruction des Valeurs. Si l’on se 
  demande ce qui freine encore cette rage consommatrice, individuelle et collective, 
  la réponse est simple : ce sont les Valeurs, les grandes valeurs humanistes, 
  elles aussi personnelles et collectives. Dans ce qu’elles ont de meilleur, 
  les valeurs humaines tendent toutes à la mesure des choses, à 
  la conscience de soi, à la maîtrise des pulsions, à l’équilibre 
  corps-esprit (mens sana in corpore sano), 
  à l’engagement civique, au sens de l’ensemble, au respect 
  de la nature et de l’humanité, à la solidarité et 
  au partage. Effectivement, rien de cela ne porte aux futilités de la 
  consommation. Pour éliminer ces redoutables freins, la rhétorique 
  publicitaire use alors de trois moyens, la récupération, la falsification, 
  l’élimination :
  - La récupération : c’est le procédé 
  le plus fréquent. Il consiste, en associant tel ou tel produit à 
  telle ou telle valeur, à faire croire qu’il suffit de consommer 
  le produit pour s’inscrire dans l’ordre des valeurs : la convivialité, 
  le rêve, la démocratie, la liberté, etc. (cf. cette pub 
  de portable : « La Liberté, une idée 
  qui est dans l’air. ») ; or, donner à consommer 
  les « valeurs », c’est le meilleur moyen de dispenser de les 
  vivre, en les réduisant à de simples « signes ». La 
  valorisation des produits est toujours une dévalorisation des valeurs.
  - La falsification : la publicité détourne les 
  valeurs en leur faisant cautionner ce qui leur est précisément 
  contraire. Ainsi, elle se sert de la nature pour vanter un produit de l’industrie 
  (plus c’est sophistiqué, plus c’est déclaré 
  « naturel »). Elle recourt à un précepte caritatif 
  pour justifier une conduite égocentrique (par exemple, le mangeur de 
  saucisses : « Quand on aime, on ne compte pas 
  »). Elle mobilise le mythe révolutionnaire pour célébrer 
  un investissement financier (« Révolutionnez 
  vos placements »), ou l’idéologie de la vitesse 
  pour justifier la non vitesse (« La vitesse, 
  c’est dépassé. »), etc.
  - L’élimination : c’est encore le plus efficace. 
  La plupart des vertus jugées anciennes (et pour commencer le mot « 
  vertu » lui-même) sont discréditées à travers 
  la valorisation du tout nouveau, de l’hédonisme sans entraves, 
  de la permissivité obligée, etc. Il est interdit de ne pas céder 
  à « ses » désirs (on serait « coincé 
  »), de résister aux modes (il faut être de son temps), de 
  s’adonner à la vie intérieure (combat d’arrière-garde) 
  ; il faut au contraire s’exhiber sans cesse, se manifester par le port 
  des marques, se vivre soi-même comme image de marque. Dès lors, 
  chacun « s’éclate » sans savoir qu’il se joue 
  la comédie du bonheur à travers les signes de sa consommation 
  et sa consommation de signes. L’aliénation publicitaire triomphe. 
  La boucle est bouclée.
=> Ces sept traits de l’idéologie publicitaire ne sont évidemment pas séparables les uns des autres. Il y aurait risque à les combattre isolément, voire même l’un par l’autre, car ils font système. Ils illustrent parfaitement le type d’individu aliéné et infantile que Marcuse décrivait dans L’homme unidimensionnel : il s’agit précisément de l’homo consumens, dont les seules aptitudes critiques se limitent à des choix illusoires entre des produits apparemment distincts. C’est ce modèle que nous devons fuir dans sa globalité, y compris lorsqu’il en appelle hypocritement au consomm’acteur ou au « consommateur citoyen » (ce nouvel oxymore !)…
 
  II/ Pour une société de frugalité : quelques lignes 
  de position
Si donc l’on veut définir les quelques principes qui devraient régir une société de frugalité, la première démarche est sans doute d’inverser les traits idéologiques de la société de consommation dont je viens de faire le tableau, au risque d’apparaître joyeusement archaïque. Voici ce que cela pourrait donner, point par point.
  1/ (Contre l’idéologie du progrès) : Réhabiliter 
  l’immobilisme ! L’homme a besoin d’enracinement, 
  et l’on ne s’enracine pas en fonçant sur l’asphalte. 
  Réhabiliter l’immobilisme, et si l’on éprouve vraiment 
  la nécessité de remuer un peu, on peut toujours tenter de… 
  faire machine arrière ! Contre le suivisme ambiant, il faut se rappeler 
  que la vraie tradition est toujours motrice, que l’innovation apparente 
  masque souvent la répétition du même, que l’hypermobilité 
  liée à la gabegie des transports n’a rien à voir 
  avec le mouvement, et qu’il n’y a rien de plus dynamique qu’un 
  arbre préparant ses fruits pendant la morte saison. Il est toujours 
  progressiste d’être en retard dans la mauvaise voie ! Voilà 
  ce qu’implique l’idée de décroissance tempérée, 
  ou si l’on préfère, l’objectif d’une aisance 
  partagée (car la frugalité n’est pas la pénurie). 
  Au bougisme actuel, qui pousse à ne jamais se contenter d’un 
  produit, d’un lieu ou d’un(e) partenaire, il est bon d’opposer 
  d’abord la force de l’inertie. Dans toutes nos activités 
  quotidiennes, notamment celles qui se rapportent à l’économie 
  domestique, la bonne règle est de ne jamais changer que ce qui 
  a vraiment besoin de l’être, donc de conserver tout ce qui est 
  « vieux » et qui fonctionne encore. Haïssons la mode du 
  jetable, si nous ne voulons pas être un jour jetés à notre 
  tour. Préférons le vieil objet fiable au nouveau produit sophistiqué. 
  Rappelons-nous Montesquieu : le mieux est le plus souvent l’ennemi 
  du bien. L’abus d’une bonne chose est toujours une mauvaise 
  chose. C’est le cas de la consommation. En particulier, on prendra garde 
  au piège des cadeaux (avec leurs emballages), à l’occasion 
  des fêtes : parce qu’on se croit désintéressé 
  en « offrant », on alimente sans vergogne la surconsommation. La 
  seule voie aujourd’hui du « consommer mieux », c’est 
  le « consommer moins ».
  2/ (Contre le besoin de besoins et l’envie d’envies) Réapprendre 
  le Désir, dans son émergence profonde comme dans sa limitation 
  nécessaire. Le premier principe est toujours de se demander 
  quels sont réellement mes besoins, quels sont mes désirs, et d’analyser 
  la façon dont le monde moderne trompe mes vrais désirs en les 
  maquillant en faux besoins. Car le désir profond, c’est celui 
  qui sait attendre.
  Certes, il s’agit là, pour chacun, tout un programme personnel. 
  Mais on rappellera tout de même que la plupart des envies que nous nommons 
  des « besoins » ne sont pas d’une absolue nécessité, 
  et n’ont donc pas à être considérés comme des 
  droits en tant que tels. D’autre part, nos besoins ou désirs sont 
  souvent contradictoires : on ne peut à la fois désirer 
  faire, et faire faire ; être soi, et être comme tout le monde ; 
  profiter de la consommation à bas prix, et fustiger les salaires dérisoires 
  des exploités du tiers monde ; vouloir « tout » « tout 
  de suite », chose impossible puisque ce serait enfermer le tout dans sa 
  partie (le « tout » dans le « tout de suite ») ; être 
  libres (c’est-à-dire sans dépendances excessives), et accepter 
  les multiples dépendances du tout achat, ou encore, pour une nation, 
  être autosuffisante et dépendre pour subsister de ses échanges 
  avec des nations plus puissantes (c’est donc l’idéologie 
  du commerce comme fin en soi qui est à combattre).
  Retrouver le désir dans la conscience de ses limites, 
  - c’est cela même, la frugalité -, cela demande d’avoir 
  perpétuellement à l’esprit ce que coûte d’effort 
  et de peines la satisfaction du moindre de mes besoins (y compris le plus naturel 
  comme la nourriture), et à plus forte raison du moindre de mes désirs, 
  sachant que l’humanité existe autour de moi (et en moi), et que 
  je dois refuser tout ce qui, pour mon plaisir même le plus licite, contribue 
  à l’injustice ou au malheur d’autrui. Retrouver 
  le désir dans sa modération, c’est aussi savoir échapper 
  à l’impatience de l’envie qui nie toujours l’insertion 
  du désir dans le Temps, comme le montre l’épisode du Petit 
  Prince et du Marchand de « pilules contre la soif, qui font économiser 
  53 minutes par semaine » : « Moi, se dit le Petit Prince, 
  si j’avais cinquante trois minutes à dépenser, je marcherais 
  tout doucement vers une fontaine. » C’était l’époque 
  où les fontaines n’étaient pas polluées…
  3/ (Contre le consensus terrorisant) Savoir dire non. Non à 
  l’oppression du groupe, non à l’intériorisation des 
  envies anonymes qu’il suscite en nous. Face à ce qui nous détruit, 
  il est positif de négativer. Non au fameux « sophisme de l’inéluctable 
  » que le « discours réaliste » prêche pour anesthésier 
  nos résistances. Il nous faut refuser non seulement les mode passagères, 
  mais le principe même de leur coercition. Désacraliser les rites 
  sociaux devenus de simples prétextes commerciaux. Freiner le dévergondage 
  des consommations. Se faire joyeusement le rabat-joie de l’euphorie publicitaire. 
  Abominer les promotions prétextes et les soldes-bidon : l’appât 
  isolé de chaque marchandise contribue toujours au piège général 
  du système. Résister aux mimétismes collectifs dans sa 
  famille même, en soi comme autour de soi. Fuir tous les engouements de 
  type Loft Story, télévisés ou non, tous les rassemblements 
  de nature fanatique, qu’ils soient sportifs ou musicaux, et qui poussent 
  à l’éclatement ou à l’infantilisation de soi. 
  Se souvenir de la formule de Sénèque : « La 
  preuve du pire, c’est la foule. » (- mais non pas l’assemblée 
  !).
  Bien entendu, cette attitude morale exige de l’énergie morale 
  (on disait autrefois « de la grandeur d’âme »). Si l’on 
  est montré du doigt, -et nous le sommes-, il faut savoir opposer le rire 
  de Panurge à la risée du troupeau. Si l’on est taxé 
  d’archaïsme, et nous le sommes, il faut se rappeler combien c’est 
  la peur d’être anormal qui inspire aux terroristes de la modernité 
  l’injure suprême : vous menez un combat d’arrière garde 
  ! C’est vrai, d’ailleurs : nous menons un combat d’arrière 
  garde, mais paradoxalement ce combat se trouve être… un combat 
  d’avenir. Car, lorsqu’une armée est engagée dans 
  une impasse, il faut bien que, tôt ou tard, elle fasse demi-tour, et alors, 
  l’arrière-garde se trouve aux avant-postes ! Dans un futur 
  proche, on remerciera les personnalités pionnières qui ont montré 
  qu’il était possible de résister et de vivre autrement…
  4/ (Contre le culte du produit) Désacraliser le produit-héros. 
  Re-politiser l’acte de consommer. Un produit n’est jamais 
  une fin en soi, il n’est jamais qu’un moyen, une forme 
  substantielle de service rendu, par des hommes à d’autres hommes. 
  Il n’y a donc pas à le célébrer en tant que tel, 
  encore moins à en rêver ou à y enfermer sa vie. Chaque fois 
  qu’on le peut, préférons la solution naturelle qui dépend 
  de nous à la solution-produit qui nous asservit. De même, quand 
  nous sommes amenés à « consommer », rappelons-nous 
  que l’acte de consommer n’est jamais isolé, ne se 
  limite pas à lui-même, il implique toute une chaîne de relations 
  humaines, socio-politiques autant qu’économiques, il peut aider 
  certains à vivre comme il peut détruire des communautés 
  entières. Ré-humaniser le produit, c’est aussi faire prendre 
  conscience - en aval - de ce que peuvent avoir comme conséquences redoutables 
  les sous-produits du produit : la société de consommation est 
  une société de déjection. Faire le plein nécessite 
  de faire le vide, et de jeter sans fin. Quand on observe tout ce qui est jeté 
  dans nos poubelles, on peut affirmer que nos déchetteries nous accusent. 
  A l’inverse, l’homme frugal ne fait du produit ni la gloire 
  d’un jour ni le rebut du lendemain : il le respecte simplement comme 
  fruit du travail humain ou matière première offerte par la nature, 
  il récupère ce qui peut l’être, il conserve ce qui 
  peut encore servir, il répare et il reprise, il fait des « économies 
  de bouts de chandelles », selon les principes chers à ma grand’mère. 
  Non pas dans le sens d’une avarice sordide, mais dans un esprit altruiste 
  de respect de la planète et des autres civilisations.
5/ (Contre le bonheur normalisé) Oser vivre des joies qui ne se voient pas, qui ne semblent pas « conformes » ! Ne plus craindre les interpellations d’autrui de type « comment, tu n’as pas encore cet objet, comment tu n’as pas vu ce film », etc. Oser le cérébral contre le viscéral. « Oser la sagesse » nous dit Horace (père du « Carpe diem »). Jouer l’intériorité contre l’exhibition. Refuser la fausse convivialité des ruées consommatrices. Sortir de l’économisme domestique et du règne de la marchandise. Savoir que ce que l’on fait lentement de ses mains est le plus souvent préférable à ce que l’on achète compulsivement. Se déconditionner de l’impatience du « tout tout de suite » qui aboutit toujours à instrumentaliser les autres. Savoir vivre avec des problèmes non résolus (et non solubles dans la consommation !). Quitter souvent les horizons mêmes du consumérisme militant, car cela peut encore être une aliénation que d’être obsédé par la recherche sans fin du « mieux consommer ». Réapprendre la gratuité des échanges. Être sceptique devant toute promesse de bonheur qui puisse venir d’autre chose que du Sens (ce « sens » pouvant être, devant les dons quotidiens de la nature, dans la sagesse de la saveur). Accepter enfin les manques inévitables sans les vivre comme des frustrations intolérables ! Car la frugalité à l’échelon planétaire obligera au grand partage, et si l’Occident cesse d’externaliser le labeur et la peine, il faudra bien qu’il en reprenne sa part : nous serons alors conduits à retrouver un savoir-vivre collectif de la privation (équitablement répartie, évidemment !), - sachant que toute peine peut être joyeuse quand elle est solidaire.
 
  6/ (Contre nos impatiences dévoratrices) Eradiquer (ou assagir, 
  faute de mieux) la pulsion consommatrice. C’est le plus difficile, 
  puisque nos modes de vie l’ont ancrée en nous comme un nouvel instinct 
  à la fois personnel et collectif. Nous sommes dévorés par 
  le besoin de dévorer. Si l’on ne peut pas se déconditionner 
  du jour au lendemain, au moins :
  - à un premier niveau, ne pas entretenir la pulsion 
  consommatrice dans l’ordre des marchandises : délivrons-nous donc 
  de « l’esprit-shopping », du culte de la grande surface, du 
  lèche-vitrine des rues piétonnières, du vertige des promotions 
  rituelles ou de la délectation compulsive des catalogues de vente par 
  correspondance…
  - mais en même temps, ne pas chercher à assouvir 
  cette même pulsion dans l’ordre médiatique, dans la façon 
  dont, sous prétexte d’information, on se repaît de nouvelles, 
  faits divers, événements, documents-spectacles, spectacles-produits, 
  bref, toutes ces formes de « consommations de signes » censées 
  animer la cité alors qu’elles ne font que « divertir » 
  le citoyen. Adieu TV, finie la drogue…
  Fondamentalement, c’est à une reconquête du temps personnel 
  que nous sommes confrontés. Un temps qualitatif. Un temps qui cultive 
  la lenteur et la contemplation, en étant libéré de la pensée 
  du produit (dans Le Meilleur des Mondes, on n’a le droit de s’adonner 
  qu’aux loisirs qui font consommer). Vivre un temps qui ait du sens sans 
  l’argent, des parcours qui aient du sens sans carburant, et des loisirs 
  qui chantent sans les trépidations de l’envie. 
 Savoir être inutile, pour rester disponible à tout ce qui n’est 
  pas utilitaire. Et ainsi, retrouver l’art de « cueillir le temps 
  présent » (Carpe diem) en 
  l’ouvrant à toutes les dimensions (personnelles, collectives, esthétiques, 
  spirituelles) d’une existence humaine, et non sur le mode tragique de 
  la dévoration suicidaire.
  Cela implique naturellement un enracinement culturel profond, qui recueille 
  et revivifie nos valeurs en voie d’oubli.
  7/ (Contre l’extinction des valeurs) Remettre au premier plan 
  les valeurs humanistes, affirmer la primauté de ces valeurs sur tout 
  autre objectif, notamment technique ou économique (et non, par 
  exemple appeler sans cesse à la consommation pour sauvegarder la croissance, 
  ce qui pousse à l’égocentrisme sous prétexte de solidarité). 
  Ces valeurs personnelles et collectives, lentement élaborées par 
  notre civilisation, sont toujours là – y compris dans la bouche 
  de ceux qui les menacent en les subvertissant. Ce sont globalement : la conscience, 
  la conscience de soi bien sûr, mais aussi la volonté de lucidité 
  sur toutes les réalités humaines dans leurs dimensions tant psychologique 
  que politique, à commencer par nos propres présupposés 
  idéologiques. Le courage, le courage d’être 
  libre, le seul qui conduit à ne pas asservir autrui. Contre la loi du 
  bon plaisir, le sens de l’effort, de l’effort qui n’est pas 
  triste, celui qui permet à l’enfant de se structurer et d’apprendre 
  à vivre debout. Mais aussi la modération, la 
  seule vertu capable de freiner nos soifs de biens ou de pouvoir. La justice 
  bien sûr, le sens constant de la justice, qui exige de lutter 
  contre tout ordre politique qui ne se fonde pas sur la solidarité, - 
  bref, liberté, égalité, fraternité !. Et naturellement, 
  pour conforter en chaque individu ces éléments d’une morale 
  fondamentale, la culture de l’intériorité par 
  laquelle se construit l’identité véritable, à mille 
  lieux de l’identité par l’exhibition ou de l’exacerbation 
  des mimétismes.
  Sans poursuivre une énumération qui risquerait de tourner à 
  la facilité du catéchisme humaniste, je ferai deux remarques :
  - D’abord, rien de tout cela n’est nouveau. Mais c’est justement 
  pour cette raison qu’il faut le répéter ! Aucun homme, aucune 
  civilisation ne se crée à partir de rien. Il nous faut donc sans 
  cesse reprendre et revivifier notre humanisme, qui a débouché 
  sur la déclaration des droits et des devoirs de l’homme. Quelles 
  que soient les transformations radicales que nous pouvons souhaiter, nous devons 
  savoir qu’il n’y aura pas de citoyenneté véritable, 
  pas de démocratie véritable, sans la transmission et la reprise 
  incessantes de ses valeurs et de l’héritage culturel qui les a 
  perpétuées jusqu’à nous, valeurs qui demeurent à 
  l’opposé de notre surconsommation égocentrée.
  - Deuxième remarque : au cœur de cet humanisme, il y a le sentiment 
  de l’appartenance spirituelle de tout homme à l’humanité 
  et de la présence de l’humanité en tout homme, qui fonde 
  l’éthique même, universelle et autonome, dont le 
  respect doit primer sur toute autre considération dans la conduite de 
  nos vies et l’organisation de nos sociétés. C’est 
  ce sentiment qui nous oblige à aller vers une société de 
  frugalité, parce qu’il est tout simplement indécent et immoral 
  de se goinfrer dans notre bulle de « pays nantis » pendant que des 
  centaines de millions de nos frères humains crèvent
  dans la misère la plus sordide. Or, c’est bien notre double tradition 
  judéo-chrétienne et gréco-latine qui nous renvoie en permanence 
  à cette évidence morale élémentaire :
  Côté judéo-chrétien : « Tu 
  aimeras ton prochain comme toi-même » ; « Ne te 
  dérobe pas à ton semblable » (dont le texte littéral 
  serait : « Ne te dérobe pas à ta propre chair » - 
  l’autre fait partie de toi) ; « Si tu 
  possèdes une deuxième paire de chaussures et qu’un pauvre 
  va nu-pieds, tu n’as pas à la lui donner, mais à la lui 
  rendre. » (Grégoire le Grand).
  Côté gréco-latin : « Je 
  suis homme, et rien de ce qui est humain ne m’est étranger 
  » (Térence). Plus près de nous : « Il 
  y a une espèce de honte d’être heureux à la vue de 
  certaines misères » (La Bruyère) ; «Conduis-toi 
  de telle sorte que tu traites l’humanité dans ta personne aussi 
  bien que dans la personne d’autrui comme une fin et jamais comme un moyen 
  » (Kant) ; « Être homme, c’est 
  précisément être responsable. C’est connaître 
  la honte en face d’une misère qui ne semblait pas dépendre 
  de soi. » (Saint-Exupéry) ; « 
  [Chaque homme] est responsable de tous les 
  hommes » (Sartre), etc. On pourrait multiplier les citations 
  !
  => Ces quelques observations ne décrivent pas la société 
  de frugalité elle-même, ni dans son organisation, ni dans l’évolution 
  à suivre pour y parvenir. Elles visent simplement à montrer quelle 
  est l’idée de l’homme qui devrait présider 
  à sa mise en œuvre, et dont elle favoriserait réciproquement 
  l’émergence. Cet homo frugalis, à l’opposé 
  de l’homo consumens, c’est bien sûr l’homme 
  pluridimensionnel. Sans attendre qu’une nouvelle société 
  « clefs en mains » nous soit proposée, et parallèlement 
  à nos actions militantes et associatives, ce modèle représente 
  déjà une sorte d’idéal à vivre personnellement 
  (et interpersonnellement), quels que soient par ailleurs les compromis auxquels 
  nous conduit ce système même auquel nous résistons. Idéal 
  moral, mais aussi politique, - car si la politique est l’art d’ordonner 
  dans la justice la vie de la Cité, ce qui est immoral ou injuste ne saurait 
  être politiquement recevable.
  le 24-09-2003