Vers une économie écologiquement 
    et socialement soutenable.
    La prospective bioéconomique
    Mauro Bonaiuti*
Introduction
    Le moment historique que nous vivons est sans aucun doute extrêmement 
    vivant du point de vue intellectuel. Dans le monde des alternatives au système 
    économique néolibéral on assiste à un bouillonement 
    extraordinaire d’idées et d’initiatives. Beaucoup d’observateurs 
    se posent la question: disposons-nous aujourd’hui d’une théorie 
    économique alternative qui sache recomposer les pièces de cet 
    “autre monde en construction” vers une économie écologiquement 
    et socialement soutenable? 
    Certes nous sommes devant une fresque aux tracés encore incertains, 
    aux figures encore incomplètes mais l’essentiel c’est que 
    l’on puisse déjà entrevoir une épistemologie et 
    la structure des relations qui existent entre les sujets principaux. 
    Dans la première partie de mon travail (Cf Introduzione a N. Georgescu-Roegen, 
    Bioeconomia, 2003), la relecture des fondements biologiques du processus économique 
    et de la théorie des systèmes complexes nous fournira d’abord 
    une assise épistémologique commune au projet pour une économie 
    écologiquement et sociologiquement durable.
    Dans la deuxième partie j’ai essayé de fournir une représentation 
    analytique de ce que Ivan Illich aurait défini un équilibre 
    multidimensionnel du système socio bioéconomique. Elle comprend 
    un nouveau modèle bioéconomique du comportement du consommateur 
    qui, intégrée avec la théorie de la production de Georgescu-Roegen 
    offre une vision systèmique et multidimensionnelle du processus bioéconomique.
    La troisième phase présente une analyse de la dynamique du système 
    socio-bio-économique. Elle permet de mettre en évidence certains 
    circuits potentiellement auto-destructifs propres à l’économie 
    néolibérale et en offre une clé de lecture commune.
    Pour conclure nous présenterons des lignes d’interventions possibles 
    qui devraient compenser les effets destructeurs illustrés précédemment. 
    Elles se basent sur les expériences diverses que la société, 
    en s’auto-organisant spontanément, est en train de mettre en 
    acte (économie solidaire, défense de l’environnement, 
    consommation responsable, finance éthique, etc.), mais que l’approche 
    systèmique permet de réinterpréter comme idées 
    germinales dans la création d’une économie autre, écologiquement 
    et sociologiquement durable.
 
    PREMIÈRE PARTIE : EPISTÉMOLOGIE
    Cette première partie constitue la tentative de revoir de façon 
    critique l’économie standard selon certains principes fondamentaux 
    qui caractérisent les systèmes complexes. Ces systèmes 
    et en particulier les systèmes biologiques et écologiques présentent 
    certaines caractéristiques formelles sur lesquelles il serait bon de 
    s’arrêter.
    A. Entropie
    S’il est vrai , comme l’a démontré Georgescu-Roegen, 
    que toute activité économique engendre une irréversible 
    dégradation de matière et d’énergie en quantités 
    croissantes il nous faut en tirer deux conclusions importantes pour l’économie. 
    La première est d’ordre pratique: l’objectif qui sous-tend 
    l’économie moderne, la croissance économique illimitée, 
    s’opposant aux lois fondamentales de la nature, doit être abandonné 
    ou tout au moins radicalement revu. Il est clair désormais que du point 
    de vue thermodynamique, la décroissance est une nécessité 
    La seconde est de nature méthodologique: la représentation pendulaire 
    du processus économique qui fait l’ouverture de tous les manuels 
    d’économie, selon laquelle la demande stimule la production qui 
    elle même fournit les revenus nécessaires pour alimenter une 
    nouvelle demande, dans un processus réversible et à même 
    de se reproduire à l’infini, devra laisser le champ à 
    une représentation circulaire et évolutive dans laquelle le 
    processus économique s’intègre au mieux dans le milieu 
    biophysique qui le soutient. En d’autres mots, le processus économique 
    de production a un coût (en termes de matière/énegie dégradée) 
    et ce coût sera toujours supérieur à zéro. La nature, 
    contrairement à ce que pensaient les économistes classiques, 
    y compris Marx, n’offre rien pour rien
.
1) Les systèmes biologiques ne tendent à la maximalisation d’aucune variable
    Si nous excluons la variable générale de la survie de l’espèce, 
    nous ne pouvons affirmer que les systèmes biologiques visent la maximalisation 
    d’un but unique auquel les autres variables seraient subordonnées. 
    En général, si la valeur d’une variable est trop élevée 
    ou trop basse elle devient dangereuse pour l’organisme: ainsi trop d’oxigène 
    provoque la combustion des tissus, trop peu en provoque l’asphyxie. 
    Il existe dans le monde biologique des seuils, (qu’ils soient flexibles 
    ou dans certains cas encore indéterminés) , que l’on ne 
    peut franchir. (Vernadskij, 1945). 
    Ce principe s’oppose fortement aux thèses de la théorie 
    économique dominante pour laquelle les comportements des sujets économiques 
    fondamentaux sont de type maximisant au niveau micro-économique (maximum 
    de profit pour les entreprises et d’utilité pour les consommateurs) 
    ainsi qu’au niveau macro-économique (croissance du revenu et 
    de la production). Le PNB qui comprend dans son calcul toutes sortes d’activités 
    économiques est bien plus une prise de température du système 
    économique qu’une représentation de l’indice du 
    bien-être des individus. Stimuler sans cesse l’augmentation du 
    PNB dans une société hyperindustrialisée revient à 
    provoquer une ultérieure augmentation de température chez un 
    patient déjà fiévreux.
 
    2) Ils ont une pluralité d’objectifs
    Dans le monde biologique, en particulier chez les mammifères, ceux-ci 
    présentent un système de valeurs multidimensionnel (Bateson,1976, 
    p.154; Lorenz, 1983).
    Cette caractéristique contraste elle aussi avec les axiomes de la théorie 
    économique dominante. Certaines hypothèses spécifiques 
    ont été introduites pour garantir que le bien-être produit 
    par la consommation de n’importe quel bien puisse être ordonné 
    le long du même indice monodimensionnel : l’utilité.
    Comme l’a démontré Georgescu-Roegen l'on ne peut utiliser 
    l’axe unidimensionnel pour des séries d’activités 
    différentes, c’est à dire lorsqu’il n’y a 
    pas de possibilité de substitution entre les biens . L’expérience 
    de tous les jours nous l’enseigne: l’accès à l’Internet 
    ne peut être un bon substitut pour la personne qui meurt de soif, de 
    la même manière que la distribution de pain de la part des associations 
    humanitaires ne peut remplacer le besoin de justice et de dignité de 
    l’individu. De nombreuses contributions provenant de diverses disciplines, 
    de la biologie à l’anthropologie, des sciences sociales à 
    la psychologie, toutes nous enseignent que l’authentique bien-être 
    est le résultat de nombreuses dimensions irréductibles entre 
    elles.
    3) Les systèmes biologiques présentent une combinaison de 
    comportements de type compétitif et coopératif
    Pour l’économiste le monde naturel est un monde caractérisé 
    par la présence de comportements exclusivement compétitifs. 
    Une lecture trompeuse de la théorie darwinienne a construit une représentation 
    de l’univers du vivant dominé exclusivement par la “lutte 
    pour la survie” et cette conception a été étendue 
    aux systèmes socio-économiques (le darwinisme social). Il est 
    intéressant de noter que a contrario la littérature biologique 
    soviétique ait fait état de relations coopératives, symbiotiques 
    entre les espèces, la compétion étant presque nulle et 
    la nature devenant métaphore de la coopération universelle. 
    Je crois que nous devons aller au-delà de ces lectures idéologiques 
    et instrumentales: les biologistes savent désormais que dans les écosystèmes 
    les comportements compétitifs et coopératifs coexistent et sont 
    tous les deux essentiels à la survie de l’espèce.
    4) Dans un contexte expansif ce sont les comportements compétitifs 
    qui déterminent le succès et le développement de l’espèce 
    alors que dans des contextes non expansifs (d’équilibre) ce sont 
    les comportements coopératifs qui en déterminent le succès. 
  
    Selon Kenneth Boulding les modalités d’interaction au sein des 
    écosystèmes sont essentiellement au nombre de deux: l’une 
    fondamentalement expansive (colonizing mode) l’autre non expansive ou 
    d’équilibre (equilibrium mode). La première est caractérisée 
    par des conditions d’abondance de ressources et de nouveaux espaces. 
    Les organismes se diffusent vers de nouveaux écosystèmes, vers 
    de nouvelles niches à coloniser. Dans la deuxième, vu l’absence 
    de nouveaux territoires libres ou sous-exploités, les organismes s’installent 
    dans une position d’équilibre. La biologie nous donne une leçon 
    fondamentale à savoir qu’il n’y a pas de comportement univoque 
    mais que, bien au contraire, les stratégies qui favorisent le développement 
    de l’espèce s’adapteront aux mutations du contexte environnemental.
    Contrairement à ce qu’affirme la théorie libérale, 
    “maximiser” la compétition à travers la concurrence 
    parfaite entre des sujets économiques ne produit pas nécessairement 
    les résultats optimaux. Il est probable que des sujets ou des comportements 
    particulièrement compétitifs soient gagnants dans des contextes 
    expansifs. L’homo sapiens a évolué à travers une 
    perpétuelle conquête et colonisation de nouveaux territoires 
    et cela en compétition avec d’autres espèces. Agressivité 
    et attitudes compétitives sont donc profondément inscrites dans 
    son parcours évolutif. Plus récemment, l’aventure de la 
    modernité (avec sa culture individualiste et compétitive) est 
    née et a évolué dans un contexte expansif caractérisé 
    par la conquête de nouveaux continents (Amérique, Indes, etc.) 
    et de nouveaux espaces intellectuels (sciences, techniques, etc.) Ce n’est 
    pas par hasard enfin que l’esprit économique américain, 
    particulièrement individualiste et compétitif, s’est forgé 
    dans l’expérience de l’expansion vers l’Ouest. 
    Par contre dans des conditions non expansives , qui sont celles vers lesquelles 
    tend nécessairement l’espèce humaine puisque les écosystèmes 
    terrestres sont presque tous colonisés, ce sont les comportements coopératifs 
    qui donnent les meilleurs résultats.
    Cela nous amène à une diverse conception de la pression compétitive 
    dans nos systèmes socio-économiques actuels: un degré 
    trop élevé comme un degré trop faible de compétion 
    seront généralement dangereux pour le système. La nature 
    nous enseigne que rechercher l’efficacité à travers la 
    compétition exaspérée en tant qu’objectif unique 
    de l’activité économique, n’est pas seulement la 
    conséquence d’une conception réductive de l’être 
    humain mais que c’est aussi, comme nous le verrons, une voie vers des 
    comportements destructeurs de l’espèce. De nouvelles formes d’esclavage, 
    la destruction de l’environnement, la diffusion de la corruption financiaire, 
    peuvent représenter des exemples de ces effets desctrucifs (cf. 3e 
    partie).
 
    5) Dans un contexte non expansif, un certain degré de compétition 
    entre espèces différentes favorise le développement des 
    écosystèmes, au contraire la compétition entre des membres 
    d’une même espèce (compétition intraspécifique) 
    nuit généralement et réduit donc la possibilité 
    de survie de l’espèce même.
    Pourquoi, dans le long parcours de l’évolution, l’action 
    de la pression compétitive entre les espèces a-t-elle produit 
    une incroyable expansion de la biodiversité alors que dans le contexte 
    économique global, la pression compétitive semble engendrer 
    uniformité et perte de diversité? La réponse à 
    cette question pourrait se résumer dans le fait que dans la nature 
    la compétition se fait principalement entre des espèces différentes 
    alors que dans le système économique global la concurrence se 
    fait entre produits et technologies semblables. 
    Imaginons un marché oligopolistique mûr, dans lequel on produit 
    un bien homogène, dont la demande est constante ou en déclin. 
    Dans ce marché opèrent certaines grandes entreprises dont le 
    but est de maintenir ou d’étendre ses parts de marché. 
    Nous nous servirons du cas de la société Nike dont tout le monde 
    a désormais entendu parler pour illustrer notre propos. En avril 1998, 
    la multinationale, leader du secteur, a été citée en 
    justice pour avoir caché les résultats d’un rapport présenté 
    par une société de consultation sur les conditions de travail 
    dans les usines qui fabriquaient leurs chaussures. Le rapport disait entre 
    autres que «dans certains ateliers de l’usine Tae Kwang Vina, 
    les travailleurs étaient exposés à des substances cancérigènes 
    dans une proportion 177 fois plus élevée que celle permise par 
    la loi et que 77 % des salariés souffraient de problèmes respiratoires». 
    Il faut se rappeler qu’en Indonésie, où était soumissionnée 
    une bonne partie de la production Nike, les ouvriers travaillent en moyenne 
    270 heures par mois en échange d’un salaire d’environ 40 
    dollars (15 centimes de l’heure), qui suffit à peine à 
    couvrir 30% des besoins vitaux d’une famille de quatre personnes. Globalement, 
    le coût du travail dans les usines de chaussures grevait sur le prix 
    du produit fini pour moins de 0,2%. 
    Qu’est-ce qui pousse donc une multinationale multimilliardaire à 
    écraser le coût du travail à ces niveaux paroxystiques 
    en risquant de compromettre son image si ce n’est la peur ou plutôt 
    l’assurance que si ce n’est pas elle ce seront ses rivales qui 
    le feront? Pourquoi est-elle disposée à payer 20 milions de 
    dollars par an à une star de l’athlétisme qui lui prêtera 
    son image dans les spots publicitaires (cette somme représente un redoublement 
    des salaires pour tous les travailleurs indonésiens) si ce n’est 
    la course vers le maximum de dépenses publicitaires poussée 
    par la compétition positionnelle?
    L’effet d’une sélection intraspécifique exaspérée, 
    est donc toujours, à long terme, celui de favoriser les “pires”. 
    Il est évident que dans cette course au rabais celui qui réussira 
    à exploiter plus et mieux les travailleurs, qui réussira à 
    payer moins d’impôts ou à éluder les contrôles 
    sur l’environnement sera favorisé dans la dynamique compétitive. 
    Les cas que l’on pourrait rapporter sont infinis et l’affilage 
    des dynamiques compétitives liées au processus de globalisation 
    offre continuellement de nouveaux exemples. 
    Au contraire un certain niveau de compétition entre sujets différents, 
    c’est à dire qui utilisent différentes formes d’organisation 
    du travail ou différentes technologies (des entreprises d’économie 
    solidaires par exemple) favorise l’augmentation de la différence 
    donc de la richesse sociale et économique.
    6) Les systèmes complexes sont dotés d’un anneau de 
    rétroaction (feedback)
    Il s’agit d’un aspect d’une importance fondamentale. Nous 
    avons des systèmes à rétroaction positive ou négative 
    selon que l’effet rétroactif renforce ou atténue l’input 
    originel. L’évolution dans le temps de ces deux typologies, sera, 
    on le sait, diamétralement opposée. Alors que les systèmes 
    à rétroaction positive présentent des caractéristiques 
    explosives, les systèmes dotés d’un anneau de rétroaction 
    négative sont autocorrecteurs. La progression exponentielle de la population 
    ou la spirale de la violence représentent de bons exemples du premier 
    type. Les ststèmes biologiques et écologiques non perturbés 
    représentent des exemples du second type. Il est intéressant 
    de noter que les organisations complexes comme les entreprises, les églises 
    ou les associations écologistes présentent des modalités 
    de comportement analogues. Des variations du milieu extérieur comme 
    par exemple une nouvelle norme écologique ou une innovation technologique 
    provoqueront des modifications dans la structure interne de l’entreprise 
    afin d’assurer cette variable complexe qu’est la “survie 
    de l’organisation”... La science économique traditionnelle 
    ne saisit pas ces anneaux de rétroaction parce qu’elle tend, 
    suivant la mécanique, à expliquer les phénomènes 
    selon des chaînes linéaires basées sur le principe de 
    cause à effet. Inversement saisir la présence de ces anneaux 
    est d’une importance fondamentale pour déterminer les potentielles 
    dérives autodestructrices du système économique et pour 
    comprendre en général les dynamiques évolutives de longue 
    période dans la relation entre système économico-social 
    et biosphère.
TROISIEME PARTIE : LA DYNAMIQUE EVOLUTIVE
 
    Le faisan-argus et la spirale des revenus
    Je voudrais analyser à présent les possibles transformations 
    évolutives du modèle. L’approche systémique signifie 
    à mon sens, mettre en évidence en premier lieu les relations 
    circulaires qui peuvent mener le système vers une spirale qui s’auto-accroît. 
    Il faut donc saisir les principaux circuits rétroactifs en mesure d’expliquer 
    ce phénomène paradoxal qui fait que l’homme occidental 
    dans sa recherche du bonheur et du bien-être ne trouve en réalité 
    que pauvreté croissante, marginalisation, guerres et différentes 
    formes de malaise social. 
    Lors de la parade nuptiale les plumes maîtresses du faisan-argus 
    mâle (Argusianus argus) sont dirigées vers la femelle et exhibées 
    dans toute leur majesté, dans la même attitude que celle du paon 
    qui fait la roue. Il a été démontré que le choix 
    du compagnon incombe exclusivement à la femelle voilà pourquoi 
    les possibilités de reproduction du faisan-argus sont étroitement 
    liées à la capacité de stimulation sexuelle et donc à 
    la majesté de sa livrée nuptiale. C’est la raison pour 
    laquelle, les plumes maîtresses de cet oiseau ont subi au cours de son 
    évolution un allongement progressif le menant à une situation 
    paradoxale: il lui est presque impossible aujourd’hui de voler.
    Ce cas rapporté par Konrad Lorenz dans Les huit péchés 
    capitaux de notre civilisation est un excellent exemple de rétroaction 
    positive: la compétition entre des membres d’une même espèce 
    (sélection intraspécifique) déclenche un processus exponentiel 
    qui, sans intervention régulatrice, se concluerait par l’extinction 
    de l’espèce.Dans ce cas particulier le circuit régulateur 
    (feedback négatif) est représenté par les prédateurs 
    qui en éliminant les sujets les plus “exhibitionnistes” 
    limitent la croissance continue des plumes maîtresses. Ce cas représente 
    également une splendide métaphore du rôle de la technologie 
    dans le cadre des économies occidentales. Elle présente le même 
    caractère hypertrophique et est le fruit d’un analogue procesus 
    de rétroaction positive. 
    On pourrait dire que toute la rationalité économique occidentale 
    s’inspire du principe et de la praxis de l’efficacité. 
    L’économie que l’on enseigne dans les universités 
    occidentales découle de cet unique principe fondamental: l’efficacité. 
    Elle pousse les entreprises à minimiser les coûts pour maximiser 
    les profits. Elle permet aux entreprises de gagner la course de la dynamique 
    compétitive, de passer la sélection opérée par 
    les marchés. Ainsi les entreprises plus efficaces réalisent 
    de plus grands profits, ce qui leur permet de réaliser de plus grands 
    investissements. Plus les investissements en technologie seront importants 
    plus ils produiront une nouvelle efficacité. De cette manière 
    le processus circulaire se boucle en déclenchant un feedback positif 
    qui mène à un ultérieur “progrès technologique”. 
    C’est ce qui explique l’hypertrophisme de la mégamachine 
    techno-scientifique dans les sociétés modernes occidentales, 
    qui est encore en croissance continue.
    Ce processus auto-croissant de la technologie, (étant donné 
    les systèmes actuels de distribution de la propriété) 
    porte une différentiation grandissante des revenus. En d’autres 
    termes, les riches deviennent toujours plus riches, les pauvres toujours plus 
    pauvres (spirale ou fourchette des revenus). L’évidence empirique 
    à ce sujet est robuste. Une seule donnée pour toutes: le revenu 
    annuel des 225 personnes plus riches au monde dépasse la somme des 
    revenus annuels des 47% de la population mondiale (deux milliards 500 millions 
    de personnes). 
    Pour conclure, la dynamique systémique du progrès technologique 
    mène non seulement à une consistante réduction du bien-être 
    pour les plus pauvres et les exclus mais aussi à la diffusion de l’idée 
    que l’économie capitaliste est profondément injuste. Et 
    puisque la perception d’avoir subi une injustice structurale, plus encore 
    que la pauvreté même, est , à mon sens, source d’infélicité 
    pour tous ceux qui en ont conscience, rechercher la seule efficacité 
    équivaut à augmenter les différentes formes d’exclusion 
    et la progressive diffusion du malaise social global.
    Stratégies d’adaptation et réaction
    Si les processus décrits plus haut sont de nature auto-génératrice, 
    peut-on se demander pourquoi le système capitaliste qui se base sur 
    ces dynamiques, ne s’est pas encore auto-détruit mais au contraire 
    domine toujours le panorama économique et social global malgré 
    ses mille contradictions?
    On sait que les écosystèmes comme les systèmes sociaux 
    possèdent une résilience, une capacité de cumul, autrement 
    dit, les spirales auto-destructrices décrites ont besoin d’un 
    temps que personne ne peut déterminer avant de donner lieu à 
    des catastrophes irréversibles. En outre il est important de remarquer 
    que les processus dont on a parlé donnent déjà lieu dans 
    différents domaines du système économique et social à 
    des phénomènes de réaction, d’auto-organisation 
    spontanée de la société civile, en fait à des 
    chaînes de feeback négatif qui bougent dans la direction opposée 
    par rapport à celles potentiellement explosives décrites plus 
    haut. 
    Il est juste à mon sens d’esquisser en conclusion certains des 
    processus compensatoires qui pourraient servir de “remèdes” 
    à l’actuelle crise écologique et sociale. Ce qui importe, 
    et c’est là le but de notre contribution, c’est de définir 
    certains critères méthodologiques généraux:
    1) il faut atteindre un équilibre multidimensionnel entre 
    les différents systèmes (économique, biologique, social)
    2) Les interventions qui compensent les dynamiques auto-croissantes (en respectant 
    l' équilibre multidimensionnel cité au point numéro 1) 
    va dans le bon sens. 
    Le premier point illustre le sens authentique de la décroissance. La 
    décroissance est nécessaire non seulement pour respecter l’équilibre 
    de la biosphère (les indicateurs à ce propos sont déjà 
    disponibles et concordants, mais aussi pour limiter les dommages sociaux du 
    développement et accroître le bien-vivre (o "bien 
    vivir," E. Mance, 2001). 
    La décroissance signifie surtout réduction des dimensions des 
    différentes institutions et organisations qui gèrent la production, 
    les multinationales, les organisations financières et en général 
    les dimensions des marchés et des organisations productives. Les écosystèmes 
    ne sont pas indifférents au problème d’échelle. 
    Cela est indispensable pour atténuer les dynamiques de l’aliénation 
    (au nord) et du déracinement (au sud) et pour favoriser la naissance 
    d’une société conviviale, c’est-à-dire respectueuse 
    de l’autonomie personnelle des sujets (Illich, 1974).
    La réduction des dimensions des instruments de la méga-machine 
    comportera probablement une perte d’efficacité mais certainement 
    une consistante augmentation du bien-vivre. A ce propos nous ne pouvons éluder 
    la nécessité d’élaborer de nouveaux indicateurs 
    de bien-être, ou mieux de bien-vivre, alternatifs au PNB. Des 
    indicateurs ont été élaborés, en grand nombre, 
    mais il leur manque une solide et commune référence théorique. 
    L’un des objectifs de cette association pourrait être celui de 
    suggérer certains critères de base pour une évaluation 
    du bien-vivre dans une société conviviale. Ils accompliraient 
    une tâche indispensable dans une société de la communication, 
    à savoir celle de restituer le sentiment collectif de la perte de bien-vivre 
    en acte et de proposer des voies possibles. Ces indices doivent à mon 
    sens respecter les critères suivants:
A) le caractère multidimensionnel du concept du bien-vivre 
    et donc le principe de non substitutivité entre les différents 
    besoins;
    B) la juste évaluation des seuils au-delà desquels la consommation 
    de biens et de services déterminés nuit à la structure 
    des autres systèmes.
    2) Compenser les spirales auto-croissantes
    Le premier cercle vicieux que nous avons analysé est celui qui mène, 
    à travers le progrès technologique, de la recherche de l’efficacité 
    à l’augmentation des inégalités économiques 
    et sociales (spiral de revenus). La société civile a depuis 
    toujour mis au point des formes de réaction qui peuvent globalement 
    mitiger les effets de la polarisation de la richesse produite par le développement 
    économique : la formation d’un syndicat influent, un système 
    d’imposition progressive, la présence d’institutions d’assistance 
    et de prévoyance sociales. 
    Cependant, ces phénomènes de réaction ne doivent pas 
    forcément etre interprétés comme des phénomènes 
    positifs. Le développement d'institutions de gouvernement global, d'une 
    force militaire internationale, ou la croissance d'un syndicat institutionnel 
    dans les pays du sud-est asiatique, par exemples, ne comportent pas le passage 
    automatique vers une société plus conviviale, mais au contraire, 
    ils peuvent, en certains cas, représenter un remède plus grave 
    que le mal. En effet, la deuxième partie nous a fait comprendre comment 
    ces grandes institutions ont besoin, pour maintenir leur structure, d'une 
    part, d'énormes quantités de matière/énergie , 
    et d'autre part, d'un très gros investissement en termes de travail 
    sous des formes non conviviales. Il faudra donc tenir compte à la fois 
    de deux critères: l'équilibre multidimensionel , et la compensation 
    des spirales auto-croissantes.
    Par exemple les expériences variées que nous résumons 
    sous le nom d’économie solidaire et durable, expérimentent 
    des solutions économiques qui compensent les cercles vicieux de l'économie 
    standard à travers des formes d'organization de type généralement 
    convivial. L’expérience des réseaux d’économie 
    solidaire, par exemple en Italie la nouvelle-née RES (Réseau 
    d’Economie Solidaire) est particulièrement intéressante. 
    Je pense que l’économie solidaire peut représenter pour 
    le futur, un réel substitut à la consommation de biens traditionnels, 
    elle compense l’angoisse qui est à la base de la manière 
    classique de consommer et permet de s’approcher des conditions d’une 
    économie soutenable et conviviale. La production de biens relationnels 
    comporte en effet une dégradation généralement limitée 
    de matière et d’énergie. En outre la dynamique auto-croissante 
    de la réciprocité, le surplus de bien-vivre qui se génère 
    à travers le partage est le seul procesus qui permet au niveau individuel 
    de contraster les motivations profondes (angoisse, aliénation) qui 
    sont à la base de l’inexorable tendance à l’augmentation 
    de la consommation. Sans une forte motivation et le soutien réciproque 
    du réseau, les initiatives tendant à défendre l’environnement, 
    la consommation critique, la finance éthique, etc, risquent de rester 
    de expressions stériles.
    Quant aux phénomènes d’exploitation, la tertiairisation 
    sauvage, le dumping social et environnemental, jusqu’à la diffusion 
    de véritables formes d’économie illégale, nous 
    avons démontré qu’ils sont dus aux dynamiques de la sélection 
    intraspécifique déclenchées par les excès compétitifs 
    de l’économie globale. Il est évident que contre ces comportements 
    déviants, la société civile prévoit depuis toujours 
    des formes de contrôle mais elles ne sont pas efficaces. Dans ce cas 
    également une réflexion plus approfondie s’impose. Elle 
    devrait pouvoir remettre en discussion les caractéristiques optimalisantes 
    associées en particulier aux formes de marché fortement concurrentielles 
    qui caractérisent l’économie globale en proposant une 
    nouvelle manière de considérer les marchés. La perspective 
    bioéconomique illumine différemment la théorie des formes 
    de marché.
    Elle démontre que le comportement optimal pour les sujets qui opèrent 
    sur le marché ne vient pas de la maximisation des attitudes compétitives 
    mais plutôt de la présence complémentaire d’attitudes 
    compétitives et coopératives, dans une proportion qui différera 
    selon la morphologie du contexte. Voilà que l’approche bioéconomique 
    appelle le développement d’une morphologie de l’entreprise 
    et du marché, comme la biologie a développé une anatomie 
    (et une anatomie pathologique!) du monde animal et végétal. 
    Cet art taxinomique, descriptif appliqué à l’univers économique 
    est probablement ce que Marshall imaginait quand il parlait de la biologie 
    comme de la Mecque de la science économique. Certes, il a fallu découvrir 
    d’abord les lois de la physique classique avec leur caractère 
    universel, puis les sciences naturelles ont connu elles aussi l’ère 
    de la thermodynamique et de la biologie avec leur bagage d’évolution, 
    diversité, qualité et description.
    La première conclusion est que les typologies de marché les 
    plus aptes à maintenir les équilibres écologiques et 
    sociaux ne sont pas celles où la concurrence est poussée au 
    maximum (concurrence parfaite) ni celles où la concurrence est au minimum. 
    (marchés oligopolistiques dominés par les grandes entreprises 
    trans-nationales). En effet les formes de marché intermédiaires 
    permettent d’une part, à des organisation de petites dimensions 
    (donc potentiellement conviviales) de disposer de marges plus amples par rapport 
    aux marchés parfaitement concurrentiels (leur consentant ainsi de correspondre 
    des salaires plus élevés et de recourir à l’outsourcing 
    de façon plus limitée), et d’autre part d'éviter 
    la fourchette des revenus caractéristique des marchés dominés 
    par les grandes entreprises trans-nationales. Ces formes de marché 
    pourraient être stimulées par une différenciation importante 
    du produit, obtenue non pas à travers les instruments publicitaires 
    traditionnels, mais à travers la création d'organisations qualitativement 
    différentes. L’on sait que certaines zones d’Europe et 
    de la Méditerranée en particulier sont déja caractériseées 
    par un type de structure économique fortement diversifiée. Les 
    moyens de pratiquer cette différenciation sont nombreux: Il s'agira, 
    par exemple, d'immaginer et de realiser de nouvelles institutions et organisations 
    productives, petites et conviviales, de nouvelles relations de travail solidaires 
    et participatives, de nouvelles façons de produire écologiquement 
    soutenables, d'offrir des biens ou services “locaux” liés 
    à un territoire déterminé en tant qu’expression 
    d’une certaine culture ou tradition ou, enfin, des produits non standardisés 
    de haut contenu de connaissance/information. Créer, en somme, un monde 
    riche en qualité et diversité qui, comme nous l’enseignent 
    les sciences de la vie, est le seul contexte dans lequel un certain degré 
    de compétition devient véhicule de richesse ultérieure 
    et non la cause de l’aplatissement global et de la destruction réciproque. 
  
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*Université de Modena, Italie, e-mail: pet7407@iperbole.bologna.it
« Celui qui 
  croit que la croissance peut être infinie dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste. » Kenneth Boulding (1910-1993), président de l'American Economic Association.
Bêtisier du développement durable
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