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Nathalie Kosciusko-Morizet pose en double-page pour l’hebdomadaire Paris-Match le 23 mars 2005, « dans le jardin de sa maison de Longpont-sur-Orge. Près d’elle, la harpe dont elle joue encore dès qu’elle en a le temps, et deux bibles du XVIIe, des trésors. »

Quand l’idéologie maquille les résultats scientifiques.

Nathalie Kosciusko-Morizet (NKM) est une femme brillante. Polytechnicienne, elle est à 33 ans députée UMP de l'Essonne, et conseillère écologie de l'UMP. Elle livre au quotidien Le Monde, dans son édition du 23 janvier 2007, une curieuse analyse scientifique pour réfuter la décroissance (1) :

Les bénéfices d'une croissance plus propre ne sont-ils pas annulés si l'on continue à produire plus ? La croissance durable n'est-elle pas un paradoxe ?

NKM : Regardez les fameuses "courbes en cloche" produites par l'OCDE. Elles montrent le volume de pollution créé par chaque point supplémentaire de PIB. Elles grimpent toutes jusqu'à un point culminant, à partir duquel la pollution marginale par point de PIB commence à baisser. Sauf pour les déchets et le CO2. Au point culminant, la courbe baisse mais le volume de pollution global continue de croître. Mais il y a un deuxième point, qui correspond à la dérivée seconde de la courbe, à partir duquel la pollution totale décroît, bien que le PIB continue d'augmenter.[…] La position de l'UMP est de pousser pour que nous arrivions le plus vite possible au deuxième point des "courbes en cloche".

Cette réponse est un grand classique de la pensée économique néolibérale. La croissance n’est pas le problème, elle est la solution. Les problèmes créés par la croissance seront réglés par elle : il suffit donc de l’accélérer ! NKM appuie apparemment son discours sur des travaux scientifiques, alors regardons cela d’un peu plus près.

NKM fait allusion aux courbes en cloche, dites CEK (2).


Source : André Meunié – Centre d’Economie du Développement - Université Bordeaux IV

La banque mondiale (3) a en effet déclenché une polémique scientifique, en 1992, en publiant les travaux de Shafik et Bandayopadhyay (4), qui montraient effectivement une courbe en cloche (CEK), basée sur des données empiriques pour quelques polluants aux effets locaux (5) (SO2, CO, NOx). Le rapport restait toutefois très prudent dans ses conclusions. Depuis cette date, de très nombreux travaux scientifiques ont été menés qui montrent que l’on ne peut pas généraliser ces quelques cas particuliers :

1. Les modèles de CEK utilisés initialement ne sont pas statistiquement robustes (voir Stern, 2004; Day et Grafton, 2003; Dijkgraaf et Vollebergh, 1998; Harbaugh et al., 2002; Millimet et al., 2003; Perman et Stern, 2003) (6). En clair, on peut faire dire n’importe quoi aux données que l’on a utilisées à l’époque.

2. La relation générale, trouvée pour la majorité des polluants par des analyses économétriques poussées sur des séries de données plus complètes est une relation de croissance (7) de la pollution avec le PIB par tête. Le rapport peut varier entre 0 et 1, mais n’est pas négatif (Stern, 2004), donc la courbe ne pointe jamais vers le bas... (adieu la cloche…).

3. La pollution croît en volume et croît également en nature (à certains polluants « classiques » et locaux type SO2, il faut ajouter les cancérigènes, le CO2, etc.) (Dasgupta (8) et al., 2002)

4. Lorsqu’il existe une décroissance de la pollution, elle est corrélée non pas avec le PIB, mais avec le temps, avec l’amélioration de la technologie, et avec des politiques explicites (9) de préservation de l’environnement. (Dasgupta et al., 2002; Stern, 2004, l’ont montré dans le cas de la Chine et de l’Asie du Sud-Est).

5. Des pays avec un faible PIB par tête ont pu réduire certaines de leurs émissions (SO2 en Asie du Sud-Est et en Chine (10)) alors que d’autres pays avec un fort PIB/tête, mais peu de liberté politique (c’était le cas de l’ex-URSS) ont maintenu une pollution élevée.

Ces éléments contredisent l’hypothèse simpliste des « fameuses courbes en cloche ». C’est bien une volonté politique (11) de lutte contre la pollution qui a permis sa réduction, et ce indépendamment de l’évolution du PIB.

La baisse des émissions de CFC, suite aux publications sur le trou dans la couche d’ozone, est clairement corrélée aux accords politiques internationaux et en rien à la croissance.

Abondance des CFC dans l'atmosphère
et prévisions en fonction des accords politiques de limitation
D’après vous, c’est la croissance du PIB ou la régulation des marchés par la politique qui explique la baisse des émissions de CFC ?

Avoir foi (12) dans les CEK, c’est également faire l’impasse coupable sur les effets irréversibles (13) (par ex. la perte de biodiversité), se focaliser sur les émissions en oubliant les effets cumulatifs (la concentration du CO2 qui augmente, par exemple), les effets négatifs de la pollution sur l’activité, ou l’export des pollutions vers des pays moins regardants en matière de protection de l’environnement.

Que nous dit l’OCDE, que cite pourtant NKM ? Un certain découplage des pressions exercées sur l’environnement et de la croissance économique devrait intervenir mais il ne sera pas suffisant pour compenser les effets de l’augmentation des pressions (14).

La courbe probable (Stern, 2004) est celle-ci :

Il est possible de décaler la courbe vers le bas avec le temps, si des politiques environnementales et une technologie appropriées sont appliquées.

NKM est bien trop intelligente et spécialisée dans l’écologie (15) pour faire des erreurs sur des données aussi solidement établies. Ne serions-nous pas en présence d’un discours au service d’une idéologie ? Cette idéologie ne serait-elle pas la totale substituabilité d’un capital artificiel au capital naturel (16) ? C’est la négation de toute irréversibilité réelle et la croyance irrationnelle qu’un environnement rendu invivable pourra toujours être corrigé, remplacé, par une création artificielle humaine.

Si on utilise un indicateur plus global comme l’empreinte écologique, la courbe qui relie celle-ci au PIB ou à l’IDH (17) est, elle aussi, clairement croissante.


Source : BOUTAUD Aurélien, GONDRAN Natacha. Courbes de Kuznets environnementales : l’apport des indicateurs alternatifs de type empreinte écologique dans la réflexion sur le développement durable. Centre SITE. Ecole des Mines de Saint-Etienne.

Les progrès scientifiques sont porteurs d’espoir mais nous montrent aussi, et toujours plus, l’étendue de notre ignorance.

Au-delà des querelles sur les courbes, c’est bien de politique dont nous avons besoin, afin de décider collectivement du futur que nous souhaitons et de la société vers laquelle nous voulons tendre.

Même si les « fameuses courbes en cloches » existaient, nous pourrions politiquement les trouver non désirables et choisir une autre voie de développement (18), plus conforme à l’idée que nous nous faisons du progrès humain.

Nicolas Ridoux,
ingénieur, auteur de La Décroissance pour tous, éditions Parangon, 2006.

 

(1)Entretien avec Alexandre Piquard publié dans Le Monde, édition du 23/01/07
(2)Courbes Environnementales de Kuznets (CEK) ou EKC en anglais. Reprises à l’occasion par l’OCDE. L’OCDE est d’ailleurs très prudente à leur propos (voir Les perspectives de l’environnement de l’OCDE, OCDE, 2001, p.66)
(3)WORLD BANK (1992) World Development Report 1992: development and the environment, The World Bank
(4)Shafik, N. et Bandayopadhyay 1992, Economic Development and Environmental Quality: Time Series and Cross-Country Evidence, Background Paper for the World Development Report 1992
(5)quelques courbes et non pas toutes les courbes comme le dit NKM.
(6)Voir, pour une bonne synthèse : Stern, D. I. (2004) The rise and fall of the environmental Kuznets curve. World Development 32(8), 1419-1439
(7)NKM reconnaît d’ailleurs la croissance des déchets et du CO2, ce qui n’est pas un détail, le CO2 étant l’un des principaux Gaz à Effet de Serre.
(8)Dasgupta, S., Laplante, B., Wang, H., Wheeler, D., 2002. Confronting the environmental Kuznets curve. Journal of Economic Perspectives 16, 147–168.
(9)Donc une action correctrice de la société sur les marchés, via en particulier les pouvoirs publics.
(10)Ce qui n’exclut pas les autres graves atteintes à l’environnement en Chine que l’on connaît, et montre la faible représentativité de quelques indicateurs de pollution spécifiques comme le SO2.
(11)Volonté politique qui s’appuie sur les données scientifiques, voir par ex. la lutte contre les CFC, contre les Gaz à Effet de Serre, etc…
(12)Car c’est bien d’une foi, d’une croyance, dont il s’agit
(13)De ce point de vue, même en croyant qu’une courbe en cloche existe, son point de retournement peut se situer au-delà de l’extinction de l’espèce humaine…
(14)Les perspectives de l’environnement de l’OCDE, OCDE, 2001, p. 23. Cela rejoint le point 2. décrit plus haut.
(15)elle est député, rapporteure de la mission d’information sur le climat de l’assemblée nationale.
(16)ce qui nous paraît au minimum présomptueux, au pire suicidaire
(17)IDH ou Indice de Développement Humain, meilleur indicateur que le PIB, puisqu’il conjugue longévité, éducation et niveau de vie.
(18)Qui évite le pic de pollution de la courbe en cloche, au lieu de le subir comme un mal nécessaire…

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« Celui qui
croit que la croissance peut être infinie dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste. »
Kenneth Boulding (1910-1993), président de l'American Economic Association.

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