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L'énergie à la base de la dette*

 

Texte publié dans La Décroissance n°78, avril 2011, reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur, et actualisé d'une note et d'un schéma.

 

Les Occidentaux sont bien en peine face à l’effondrement de dictatures qu’ils ont soutenues, instaurées et armées pour s’assurer un approvisionnement énergétique aussi vital, dirait-on, que le sang dans leur corps. N’ayant de cesse de s’autoproclamer garants internationaux des droits de l’homme, les voilà pris dans leurs propres contradictions. Analysant les révolutions d’Egypte, de Tunisie et de Libye à travers la petite lucarne d’Internet, les commentateurs béats en viennent à négliger leurs causes fondamentales : la soif de liberté, certes, mais aussi la faim… le tout sur fond de crise énergétique mondiale et de catastrophe nucléaire.

Contrairement à ce qu’ânonnent les petits perroquets du journalisme dans les grands médias, ce ne sont ni Facebook, ni Twitter qui ont suscité les révolutions au sud de la Méditerranée. C’est avant tout l’incapacité de ces régimes dictatoriaux à répondre aux besoins élémentaires de leurs populations, comme l’alimentation. Quand un gouvernement, quel qu’il soit, ne peut plus assurer de pain à son peuple, il sombre. Bien sûr, il y a aussi la soif de liberté. Prenons la Révolution française : elle n’a été possible qu’avec la conjonction de mouvements d’idées et de la disette. Les médias dominants ne semblent comprendre les événements que superficiellement, sans en analyser les causes structurelles. Deux ans plus tard, peu de personnes se souviennent qu’en 2008 le baril était monté à 148 dollars provoquant le krach. Cette crise est restée dans la mémoire collective comme celle des « subprimes » (prêts hypothécaires), alors qu’elle n’était qu’une conséquence d’une autre crise, géologique, elle, liée à la raréfaction du pétrole. Au prochain krach, parions que des experts médiatiques nous sortiront un nouveau prétexte du chapeau pour nous faire oublier la cause ­réelle de l’effondrement.


Coïncidence entre la courbe de l'index des prix de la FAO (en noir) et le déclenchement de conflits (en rouge). New England complex systems


Pic du pétrole
Le 10 mars 2008, alors candidat aux municipales, j’écrivais : « Le prix du baril va sans doute continuer d’augmenter : 110, 120, 150 $… jusqu’au krach. Le facteur déclenchant d’une récession globale sera probablement l’effondrement de l’économie étatsunienne*. » J’avais vu juste à un dollar près. Nul besoin d’être grand clerc, cependant, pour le comprendre. C’est aussi simple que de saisir que la croissance infinie dans un monde fini est impossible. En effet, comme la croissance, la hausse du prix du baril ne peut pas être infinie. La loi de l’offre et de la demande, qui fait augmenter le prix du baril, se heurte au prix jusqu’auquel la société peut acheter le pétrole. Le 22 février dernier, Alan Duncan, ministre britannique du Développement international, affirmait que le cours du pétrole pourrait rapidement rejoindre les 250 dollars. Alan Duncan a derrière lui une longue carrière de trader spécialisé dans les monarchies pétrolières, mais une question essentielle demeure aujourd’hui : jusqu’à quel prix le monde peut-il acheter du pétrole avant le prochain krach boursier ? Plus ou moins de 150 dollars ? Notre société est-elle plus riche que voici deux ans ? Personne ne peut l’affirmer. Laissons tout de suite aux bigots et dévots du progrès la fable d’une technoscience nous permettant de nous affranchir des lois de la biophysique. Apeurés et recroquevillés dans leurs certitudes, ces esprits fanatisés imploreront le salut de la nouveauté qui innove jusqu’à la fin des temps. Leur conception n’est pas scientifique, bien au contraire, elle relève du religieux.

En 2002, nous étions sans doute une des premières revues à publier le schéma du pic d’Hubert ci-dessous.

L’équation de la crise mondiale est tout aussi simple : la raréfaction du pétrole entraîne une hausse des prix alimentaires. Ceux-ci ont d’ailleurs battu leur record historique en février 2011. Au cours des six derniers mois, leur augmentation a été de près de 70 %. Logique dans un monde où tout est question d’énergie : il faut aujourd’hui approximativement 10 calories énergétiques pour faire une calorie alimentaire. Les joules (unité de mesure de l’énergie) augmentent et la production, la consommation mais aussi la pollution s’accroissent. L’apport calorique modifie tout, à commencer par notre façon de penser ; on ne voit pas le monde de la même manière dans une société à bas ou à haut apport énergétique. De l’énergie dépend la croissance. Les moulinets de bras de Nicolas Sarkozy et autres excités n’ont, eux, une influence que très résiduelle, si elle existe. L’énergie influence quasiment tout dans le macrosystème productiviste qui est le nôtre.

 

« Le besoin d'énergie, c'est la clef pour la croissance et
pour le développement. »

Nicolas Sarkozy, New York, 22 septembre 2011.

 

Tant qu’il en dispose, coupez une main à l’ensemble et il compensera la perte ailleurs.

[Je fais ici un ajout pour la situation de la dette. Le système actuel ne peut fonctionner que dans le cadre d'Etats en situation de croissance économique. En effet, une simple stagnation du PIB fait immédiatement décoller l’endettement des pays, incapables de rembourser. C’est ce qui se déroule actuellement ; l’apport énergétique stagne ; la croissance faiblit ; les dettes des Etats explosent. Elles ne pourront pas être remboursées. La seule situation pour les Etats sera de répudier leur dette. Nous entrerons à ce moment dans un nouveau monde. Auparavant chaque fois que la bourse repart à la hausse, le prix du baril remonte, entrainant le cycle infernal. Les lois de biophysique sont décidément têtues ! Elles ne veulent pas se soumettre à l’idéologie des économistes. Mais qu’attend-t-on pour leur envoyer la police ?]

En revanche, quand la grenouille est devenue aussi grosse que le bœuf, retirez-lui, même doucement, des joules. Elle ne se dégonflera pas progressivement pour reprendre sa taille normale, elle titubera comme un colosse aux pieds d’argile. Ajouter est facile, et on y prend goût très vite. Soustraire est une autre paire de manches. Et politiquement, on le sait, très périlleux. L’économiste Walt Whitman Rostow est le théoricien étatsunien du développement et de la croissance. Il fut conseiller du président Lyndon Baines Johnson dans les années 1960. Dans son ouvrage majeur The Process of Economic Growth (1952), il compare l’entrée dans la société de croissance au décollage d’un avion. Quelque part il avait vu juste : nos sociétés sont devenues “hors sol”. Le problème est que nous n’avons pas prévu comment atterrir.


La Décroissance, en kiosque tous les mois.

La hausse des prix alimentaires a donc entraîné des mouvements sociaux, et même une guerre en Libye, dans une région où l’Occident s’approvisionne habituellement en pétrole. Au fond, les pays riches auraient préféré que ces peuples se tiennent tranquilles, pour permettre à notre oligarchie de passer des vacances d’hiver gratuites au soleil, mais surtout pour assurer leur livraison énergétique. En effet, l’instabilité politique qui en découle met en péril l’extraction et l’acheminement de l’or noir. Résultat : le prix du pétrole augmente et, par conséquent, celui des denrées alimentaires s’envole... C’est ça, le cercle vicieux de la croissance : l’image du fou qui se tape la tête contre le mur en essayant de passer au travers. Non seulement nous sommes à la limite de ce que l’offre de pétrole peut fournir à un monde toujours plus assoiffé d’énergie, mais, de surcroît, il y a tous les risques que nous soyons entrés dans la phase de déclin de l’extraction du pétrole. Une guerre civile en Libye, et c’est potentiellement 2 % du pétrole en moins sur le marché mondial. En Égypte, un gros quart du pétrole mondial transite dans le canal de Suez. L’apport en combustibles de la « mégamachine » dont nous dépendons tous ne tient, plus que jamais, qu’à un fil. Le chaos peut ainsi advenir sans que la majeure partie de la population n’en comprenne jamais la raison.

Dans les entreprises, les employés se désespèreront des faillites en accusant les politiques de ne pas arriver à relancer la croissance. Les automobilistes, eux, klaxonneront de plus belle sans que cela ne remplisse les puits de pétrole...

Un jour en France
La France est confrontée à un autre problème terrible : le nucléaire. Cette technologie dépend complètement du pétrole. Seule une société qui dispose d’énormément de joules peut assurer son développement et son contrôle. L’atome ne devrait donc être que minoritaire. En France, il représente environ 15 % de l’énergie globale produite (100 % du combustible, l’uranium, est importé). Il s’agit d’une exception, puisque cette proportion n’atteint que 2 % dans le monde. La raréfaction des joules a une conséquence dramatique : la baisse du niveau de sécurité du système nucléaire. Moins de pétrole, c’est donc des révolutions aujourd’hui dans le Sud et le risque d’un Fukushima‎ made in France demain. Tant que nous ne sortirons pas de la spirale de la croissance, nous nous heurterons violemment aux limites des ressources naturelles. Voilà pourquoi nous avons intitulé notre Contre-Grenelle 3, qui aura lieu au début de ce mois d’avril, « Décroissance ou barbarie ». Côté intellectuel, acculées à une prise de position sur le mouvement de la décroissance, les vaches sacrées de la pensée officielle, Edgar Morin, Michel Serres, Patrick Viveret, Jean-Marie Pelt, Nathalie Kosciusko-Morizet, et même l’église de France répètent la sottise selon laquelle « croissance et décroissance seraient prisonnière d’une même logique ». Tout ça pour mieux nous enfermer à nouveau dans l’idéologie du développement, bien sûr. Pourtant, au milieu d’innombrables divergences, s’il y a bien une chose qui fait l’unanimité chez les objecteurs de croissance, c’est que le combat de la décroissance s’est fondé d’abord sur la volonté de s’affranchir de l’économisme. Mais l’ego de ces penseurs officiels peut-il supporter de se ranger derrière une idée qui n’a pas été la leur et, pire encore, qui risque de les marginaliser, de leur interdire la porte de conseiller des princes ?


Dessin de Pierre Druilhe paru dans La Décroissance n°78, avril 2011.

Ralentir au plus vite
Alors que faire ? Le gouvernement espagnol a pris la décision de réduire, un peu, la vitesse sur les autoroutes. C’est très insuffisant mais c’est la bonne direction. Nous attendons avec impatience que de pareilles décisions soient promulguées en France. Nos politiques attendront bien sûr le dernier moment, car ces mesures signent l’aveu d’échec de leur idéologie. Elles confirment que ce n’est pas en accélérant que nous passerons à travers le mur. Nous devons changer de direction. Il faut au plus vite ralentir, relocaliser, partager. Démonter les grandes surfaces, mais aussi tout le système des franchises. Retrouver des marchés de proximité et une agriculture locale. Moins mais mieux. Produire et consommer localement, mais aussi démanteler le système nucléaire. C’est une responsabilité nationale mais surtout internatio­nale. La France doit assumer d’avoir été un leader mondial de la filière civile de la folie. Ne serait-ce que pour cette raison pratique, la décroissance ne pourra pas se faire sans l’État-nation.

« La décroissance sera l’objet central de la décennie », disait le député vert Yves Cochet (La Décroissance n° 74, novembre 2010). Nous sommes bien d’accord avec lui sur ce point. Mais contrairement à lui, nous ne pensons pas que cela se fera avec, mais contre les sponsors.... pardon, les mécènes de Nicolas Hulot et de Yann Arthus-Bertrand. Contre aussi l’idéologie « libérale-libertaire » de Dany ou encore contre les grands médias. Il faut aussi en premier lieu réfuter sans ambiguïté les « faux-amis ». Pire que la croissance, l’idéologie du développement sème la confusion. à cause de sa duplicité, le mot développement nous empêche d’exposer clairement le débat. Or, notre priorité est de rendre la démocratie au peuple. Tout cela ne se fera pas sans douleur ni dans le consensus, mais bien dans le débat, donc dans le dissensus.

Chez les objecteurs de croissance les solutions font aussi débat, et c’est très bien, y compris au sein de la rédaction de La Décroissance. Nous n’avons ni système clés en main, ni chevalier blanc. Et rien ne serait pire que de devenir un bloc idéologique où la contradiction serait diabolisée. Un seul exemple : certains objecteurs de croissance ont fait du « revenu inconditionnel garanti » leur cheval de bataille. D’autres trouvent cette proposition sans rapport avec la décroissance, des productivistes de tous bords l’ayant déjà adoptée. Pis, ce pourrait être un parfait moyen de disqualifier la décroissance en la renvoyant à un discours angélique ou aristocratique, faisant d’elle une autre forme de déni de la réalité. Ce serait passer de la déification à la dévalorisation du travail, « valeur de gauche » s’il en est. La solution serait donc le partage du travail. Tous les objecteurs de croissance se retrouvent ensuite pour revendiquer le droit à la paresse.

Ainsi avance l’escargot de la décroissance ; sans urgence et librement.

Vincent Cheynet, directeur de publication du mensuel La Décroissance

*Lyonnais, qui avez-vous élu ? La campagne de Gérard Collomb à travers le regard d'un objecteur de croissance, éditions de la Mése, 2008.



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« Celui qui
croit que la croissance peut être infinie dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste. »
Kenneth Boulding (1910-1993), président de l'American Economic Association.

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