Une fois n'est pas coutume, nous publions cette interview exclusive que nous a donné le professeur Andrew Kolodny, référence mondiale de la lutte contre le fléau des opiacés, pour notre numéro 194 de novembre 2022. Mais abonnez-vous à la presse de vrai papier pour sauver son indépendance. Le drame sanitaire lié aux médicaments antidouleurs aux États-Unis est aussi un révélateur de la société de croissance appliquée à la santé.

Professeur Andrew Kolodny : « Nous espérons résoudre chaque problème par une pilule »

La Décroissance : Les Français ont entendu parler du problème des opiacés aux États-Unis. Malgré cela, le phénomène se répand en Europe. Au-delà du scandale politico-pharmaceutique, cette affaire n’est-elle pas la conséquence de notre rapport à la mort et à la maladie, dans nos sociétés qui conçoivent toute souffrance comme une maladie à guérir ?
Andrew Kolodny : Oui, je pense que des facteurs culturels sont en jeu et que les attentes d’une population en matière de traitement des maladies peuvent pousser à la consommation de tels médicaments. L’idée selon laquelle personne ne devrait avoir à souffrir et que nous pourrions guérir la douleur avec une pilule est presque considérée comme un droit aux États-Unis. C’est un facteur qui a joué dans la diffusion des opiacés. Mais il est difficile de le dissocier complètement du rôle joué par l’industrie pharmaceutique, car une des raisons expliquant pourquoi nous espérons résoudre chaque problème par une pilule, c’est bien le poids de cette industrie aux États-Unis. Des publicités pour des produits pharmaceutiques sont diffusées à la télé, pour dire aux gens de demander à leur médecin tel ou tel médicament. Cette culture où la population en vient à penser qu’une pilule existe pour répondre à n’importe quel symptôme a été influencée par une industrie qui nous fait croire depuis des années que tous les problèmes peuvent être résolus par ses produits miracles. Dans certains cas, l’industrie pharmaceutique a même créé les conditions pour pouvoir vendre un traitement. La timidité, par exemple, a été renommée « trouble de l’anxiété sociale » afin que les entreprises pharmaceutiques puissent vendre leurs remèdes !

Tant que nous n’aurons pas rétabli notre rapport à la douleur, à notre finitude, les opiacés n’auront-ils pas l’avenir devant eux ?
Il est très important de comprendre que le rôle approprié des opioïdes dans le traitement de la douleur devrait être très limité : les opioïdes peuvent être de bons médicaments pour quelqu’un qui est en fin de vie, qui souffre par exemple d’un cancer généralisé. Dans une telle situation, les opioïdes peuvent être très utiles : nous n’avons pas à nous inquiéter de l’addiction dans le cas d’une personne en soins palliatifs, ni de la tolérance, qui nécessite d’augmenter fréquemment la dose pour que la drogue continue à être efficace contre la douleur provoquée par un cancer en phase terminale.  Les opioïdes peuvent aussi être appropriés pour un patient qui vient d’être opéré et qui souffre sur son lit d’hôpital. Mais ils ne sont pas une réponse adéquate pour traiter n’importe quelle douleur. D’autres médicaments peuvent être tout aussi efficaces, si ce n’est plus, sans les dangers des opioïdes. Quand on prend tous les jours des opiacés à action prolongée comme l’OxyContin, ils cesseront très rapidement de faire effet, à moins de prendre une dose de plus en plus forte. Et il peut devenir impossible au patient de s’en défaire. Je crois donc que nous devons répondre à la douleur des gens, mais que les opioïdes ne sont pas un moyen approprié de le faire, sauf dans des circonstances très limitées.

McKinsey a versé 573 millions de dollars pour éviter les poursuites judiciaires lancées par des États américains. Ceux-ci l’accusent d’avoir contribué à la crise des opiacés via ses conseils aux groupes pharmaceutiques, dont le fabricant du médicament au centre de ce scandale sanitaire, l’OxyContin. Comment est-il possible que l’on retrouve un tel cabinet de conseil dans la gestion de la crise du Covid en France ?
Bonne question... Vous savez, j’aurais aimé croire que le rôle que McKinsey a joué aux États-Unis dans l’affaire des opioïdes – en aidant non seulement Purdue, le fabricant de l’OxyContin, mais aussi d’autres producteurs d’opioïdes à vendre davantage de médicaments qui alimentaient une crise sanitaire majeure −, j’aurais aimé croire que cela aurait ruiné toute crédibilité de McKinsey à traiter un problème de santé publique aux États-Unis. En même temps que ce cabinet travaillait avec les fabricants d’opioïdes pour les aider à en vendre plus et à éviter toute régulation, McKinsey officiait également pour l’agence gouvernementale américaine qui réglemente l’industrie pharmaceutique. Et il est apparu que l’entreprise a utilisé ses liens avec le gouvernement pour faire encore plus d’affaires avec les sociétés pharmaceutiques. J’aurais aimé croire que cela aurait détruit toute crédibilité de McKinsey à travailler avec les gouvernements pour résoudre les problèmes de santé publique, mais apparemment ce n’est pas le cas. Apparemment, même en France, alors que le rôle de McKinsey aux États-Unis a été clairement établi, cela n’a pas empêché le gouvernement de travailler avec ce cabinet... Et je suis vraiment navré de faire ce constat.

Tous les ingrédients de la crise du Covid se retrouvent dans celle des opiacés : McKinsey, l’industrie pharmaceutique, des lobbies de médecins et l’État. Pourtant, si la crise des opiacés est dénoncée dans les grands médias français, la critique de la gestion du Covid est interdite et diabolisée. Était-ce aussi le cas avec l’OxyContin ?
Non, ce n’était pas le cas. Ce n’était pas nécessaire, car la propagande en faveur de l’utilisation des opioïdes était très puissante. Les stratégies marketing que des compagnies comme Purdue ont déployées pour influencer les médecins étaient si efficaces que cela ne servait à rien d’interdire la critique des opioïdes. Ce qui était devenu tabou, c’était seulement de critiquer la prescription d’opioïdes. Les médecins ont commencé à entendre de toute part que des patients avaient une peur exagérée de l’addiction, alors que les cas de dépendance étaient très rares. Les patients auxquels un médecin avaient prescrit un opioïde pour une raison légitime ne devaient pas s’inquiéter, la peur des opioïdes était nocive. Il y avait même un terme pour la désigner, on l’appelait la « phobie des opioïdes ».
Quand avec quelques collègues nous avons créé une association pour essayer d’informer la communauté médicale de la nécessité d’une prescription plus prudente de ces produits, beaucoup de docteurs ont d’abord pensé : « Mais qui sont ces méchants médecins qui veulent nous empêcher de donner des opioïdes à tout le monde ? » Ils ont vraiment mal réagi. Il était très difficile de commencer à leur faire comprendre que tout ce que nous avions entendu ces quinze dernières années était faux et que nous faisions du tort aux patients, au lieu de les aider, en prescrivant des opioïdes à tour de bras. Mais nous avons quand même réussi à faire passer notre message. Et les prescriptions ont commencé à diminuer. Même si nous en prescrivons toujours trop, cela a fini par aller dans la bonne direction.

Ce problème d’OxyContin, est-ce pour vous le plus gros scandale sanitaire de ces derniers temps aux États-Unis ?
Il ne s’agit pas seulement de l’OxyContin, qui n’était qu’un type d’antidouleur, il y avait aussi d’autres opiacés produits par d’autres entreprises qui étaient beaucoup trop prescrits. Cela a entraîné une épidémie d’addiction. Environ 5 % de la population des États-Unis est maintenant dépendante aux opioïdes, et beaucoup de gens devenus accros ont continué à consommer de l’héroïne ou du fentanyl [un puissant analgésique]. Donc, oui, avant le Covid, le problème de santé publique le plus urgent auquel les États-Unis étaient confrontés était bien cette épidémie d’addiction causée par la prescription massive d’opioïdes. Et cela reste toujours l’un des problèmes de santé publique les plus graves. L’année dernière, plus de cent mille Américains sont morts d’une overdose d’opioïdes. Je le répète, plus de cent mille !
Cela reste donc, ô combien, un problème de santé publique majeur. Et, permettez-moi de vous dire que la France risque de suivre nos traces. C’est l’une des raisons pour lesquelles cela m’intéressait de vous parler. De nombreux messages sont adressés aux médecins français pour les encourager à prescrire plus d’opioïdes. Des messages qui, si vous regardez attentivement, viennent de l’industrie pharmaceutique, sans sans avoir l’air de venir de l’industrie. Et cela fonctionne. La prescription d’opi­oïdes en France est en pleine croissance. Dès lors, tout comme aux États-Unis, lorsque les prescriptions d’opioïdes ont augmenté, un problème de santé publique commence à se produire également chez vous. Les dommages causés à la population par les opioïdes prescrits en France sont en hausse. Et ce n’est pas seulement le cas en France, mais aussi en Suisse, en Suède, en Norvège, au Royaume-Uni, aux Pays-Bas. C’est un problème international. 



 

 

 

 

 

 

 

 

« Celui qui
croit que la croissance peut être infinie dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste. »
Kenneth Boulding (1910-1993), président de l'American Economic Association.

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