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Pour une sobriété heureuse

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Un engagement de vie fondé sur la sobriété heureuse, comme force considérable face à la puissance de la frustration programmée sous l'injonction obsessionnelle et quasi hystérique de la publicité est le moyen de comprendre la décroissance.

Les lecteurs de la revue Silence sont les mieux placés pour savoir que j'ai fait de la «décroissance soutenable» l'argument fondamental de ma campagne électorale pour les présidentielles 2002. Plutôt que rentrer dans les aspects techniques et épistémologiques de la question que des spécialistes seront traiter mieux que moi, ma contribution sera probablement plus utile ailleurs. J'entends par «ailleurs» l'espace de débat public qui s'est ouvert à l'occasion de la campagne et qui a suscité en même temps que des adhésions très significatives, des questions révélatrices de la difficulté de certaines personnes de comprendre le principe de la décroissance soutenable.

Il est pas contre compréhensible qu'avec la symphonie universelle exaltant le PNB et où la croissance résonne comme l'option rationnelle, salvatrice et irremplaçable, la décroissance puisse sonner comme une fausse note. Par ailleurs, la conscience collective ayant intégré la croissance comme fondement quasi religieux de la modernité, la décroissance devient une sorte de schisme régressif menaçant l'intégralité de tout le système. Sans jugement de personnes, nous pouvons mesurer la puissance de l'endoctrinement induisant une forme d'aliénation non identifiée. Car il est sous-entendu que selon le modèle en vigueur, les individus que nous sommes, notre présence momentanée au monde, de notre naissance à notre décès, doivent être soumis à la loi de la productivité et de la consommation. Nos énergies métaboliques et intellectuelles sont la propriété d'un destin prédéterminé par la loi du marché. Le territoire national lui-même, et dans sa totalité, n'est pas perçu comme un espace où des êtres humains doivent vivre en conciliant la résolution des besoins matériels de survie et la satisfaction des besoins légitimes d'épanouissement de la personne, mais comme une vaste entreprise. Le tout est basé sur la valorisation monétaire de tout ce qui peut l'être, au risque d'exclusion et de souffrances humaines contingentes. Elles sont considérées comme la taxe sacrificielle à payer à la divinité «croissance». Car dans ce scénario, tout ce qui n'a pas un prix n'a aucune valeur et celui qui n'a pas de ressources ne peut avoir d'existence au pire par oblitération radicale, au mieux par perfusionnement minimal de survie. Le territoire considéré comme une entreprise est donc aménagé sur les critères de rentabilité avant tout. Les cités deviennent de grandes structures hors sol, tirant de l'espace naturel les ressources vitales dont elles ont impérativement besoin, et cet espace naturel est lui-même soumis à l'idéologie de la productivité, induisant dégradation physique, chimique, biologique du milieu ainsi que l'épuisement des ressources vitales telles que le sol, l'eau, les variétés nutritives, la biodiversité naturelle et la disparition des paysans. La notion de bien commun est totalement absente des préoccupations et des discours politiques. Toute déontologie de l'usage du bien commun est occultée. Tout cela pour ne pas handicaper le principe d'avidité sans limites bien que sans réelle satisfaction. Pire encore, le bien commun est confisqué à ses ayant-droits légitimes représentés par tous les citoyens, par des corporations nationales et internationales sans visage ni patrie, les usurpations et les hold-up se faisant en toute légalité sous le prétexte de l'économique pour tous.

 

Un postulat intelligent

Avec ces quelques considérations loin d'être exhaustives, on aura compris que de notre point de vue, la croissance économique universelle est d'autant plus répréhensible qu'elle se fonde sur la négation de l'individu et de l'humain. En outre, elle inflige à la nature, entendue dans le sens d'une entité vivante et vitale pour chacun de nous, des exactions qu'aucune véritable intelligence ne peut entériner. Il n'est donc pas étonnant que partant de notre propre remise en question de la croissance datant d'une quarantaine d'années, nous ayons voulu saisir l'opportunité de la campagne présidentielle pour contribuer à en promouvoir l'antidote, à savoir : la décroissance soutenable. Nous devons ici, toujours au titre de témoignage, préciser à nouveau que notre rejet de la croissance ne s'est pas seulement traduit par une réprobation verbale, mais par un engagement de vie fondé sur la sobriété heureuse, comme force considérable face à la puissance de la frustration programmée sous l'injonction obsessionnelle et quasi hystérique de la publicité. Ainsi, la sobriété devient en l'occurrence le maître mot pour comprendre la décroissance. Quant au terme soutenable, il évoque l'accompagnement d'un processus graduel pour éviter l'effondrement brutal avec pour corollaire un chaos inextricable comme ceux que vivent les peuples de l'Est, l'URSS, l'Argentine ou d'autres lieux encore à venir.

Car il serait irréaliste de penser que l'idéologie du capitalisme sera toujours triomphante. Les prémisses de son effondrement sous la forme d'une vulnérabilité enfin révélée sont sous les yeux de ceux qui veulent bien les considérer objectivement. Il est une loi irrévocable applicable à de nombreuses situations, à savoir que, quand un ordre est malade, il meurt ou il guérit, mais il ne peut agoniser indéfiniment. En dépit de tous les acharnements thérapeutiques, l'agonie de la logique en vigueur est réelle, et se traduit par un chaos planétaire dont nous avons chaque jour la révélation, le tribu de désolation et de souffrance.

Si l'on admet cette vision pessimiste, la décroissance soutenable apparaît d'emblée comme un postulat intelligent, promoteur d'une nouvelle perspective historique, un exaltant chantier qui, tout en restaurant ce qui reste encore restaurable, pose les fondements d'un avenir viable. Notre analyse pessimiste n'occulte cependant pas les nombreuses initiatives et les innovations qui, dans l'attente consciente ou inconsciente d'une mutation indispensable où elles constitueront des recours, élaborent déjà les possibles de demain. Cela s'appelle «utopie», terme qu'il faut distinguer de la chimère. L'utopie serait en l'occurrence le non lieu de toutes les possibilités, «folie vitale» faite d'une audace éclairée qui permet de soulever les montagnes. En matière technologique par exemple, nous pouvons dire que nous disposons d'ors et déjà d'un panel d'innovations fiables, raisonnables et durables, qui pourront d'autant mieux se propager que les moyens dispendieux et nuisibles actuels fondés sur l'énergie combustible, non durable, auront atteint leurs limites. Bien sûr, le plus tôt sera le mieux, si l'on tient compte des nuisances générées et des urgences qu'imposent le cours de plus en plus accéléré des événements.

 

Un autre mode d'éducation

Tout au long de la campagne, nous avons énuméré bien d'autres dispositions ou réformes pour la décroissance soutenable. L'un de ceux que nous tenons pour décisifs concerne l'éducation des enfants. Il nous paraît indispensable de leur proposer sans endoctrinement, une vision différente d'une réalité vue sous un angle libéré des présupposés idéologiques qui ont conditionné les esprits, les relier de plus en plus à la nature comme matrice de vie et de survie, et conservatoire des invariants, donc de la pérennité de notre espèce. Nous avons souvent déploré que l'écologie ne soit pas enseignée avec la même rigueur que les mathématiques ou que tout autre matière sélectionnée pour leur utilité à la logique dominante. Introduire une approche plus solidaire et conviviale dans la relation entre enfants, c'est d'ors et déjà renforcer le lien social indispensable à son avenir. Abolir la compétitivité comme germe d'angoisse, de volonté de puissance et d'oppression au profit d'une rigueur qui serait au service de la générosité. Enseigner des disciplines manuelles donnant à l'enfant la plénitude de ses capacités et bien sûr le goût de la beauté, etc.

 

Relocaliser l'économie

Pour la décroissance soutenable, il faut également relocaliser l'économie, faciliter l'installation de petites structures agricoles à taille humaine et renoncer à ses monstruosités industrielles où des millions de créatures perçues comme des protéines souffrent le martyre pour alimenter nos insatiables mandibules. Ainsi renoncer à ces déserts de maïs et cette monoculture destructrice des sols, des eaux, qu'elles épuisent et polluent pour produire des protéines animales sans valeur nutritive voire insalubre. Ces structures auront pour mission de satisfaire à la nécessité de produire et consommer localement des denrées de hautes valeurs nutritives produites avec des méthodes non préjudiciables aux sols, aux eaux souterraines, à l'environnement et bien entendu à la santé publique. Sauvegarder la biodiversité comestible et sauvage avec des aménagements appropriés garant de l'intégrité, de la beauté des paysages.

Concernant les aptitudes manuelles, il serait important de réhabiliter tous les métiers susceptibles de l'être et répondant à des besoins locaux : artisanat, services, assistance mutuelle. La production industrielle devra être définie sur les bases de ce que seule l'industrie est en mesure de réaliser. Il serait par exemple préférable d'avoir 200 cordonniers au travail, qu'une masse de chaussures produites par des machines, voire issue du travail délocalisé fait par des esclaves anonymes.

Toutes ces dispositions et bien d'autres encore auraient l'immense avantage de restituer aux être humains des capacités confisquées par le sacro-saint «gain de productivité», l'outrance et l'hégémonie technologique produisant des infirmes. Bien entendu, tout cela doit être accompagné par un comportement conscient et responsable de chaque citoyen ġuvrant à titre individuel et collectif à la réduction du superflu, générateur de masse, de déchets tels que cela est devenu probablement pour la première fois le phénomène le plus aberrant de l'histoire humaine. A l'exemple de la nature qui n'a pas de poubelles, il serait judicieux et vital d'éradiquer les rebuts d'une façon drastique. Avec cette logique globale, la réduction du temps de travail se ferait par la réduction d'une productivité excédentaire. Le temps ainsi libéré pourrait être mis à profit pour des travaux de réhabilitation des environnements dégradés, à des actions qui ne seraient plus du secourisme social souvent sans résultats, mais à la construction d'un lien social indispensable pour un avenir où l'on ne sait d'ors et déjà pas ce que sera par exemple la condition des vieillards et des enfants ; bref, en mettant l'humain et la nature au centre de nos préoccupations, les inspirations ne nous manqueront pas.

D'aucuns peuvent trouver ce programme irréaliste, impossible à appliquer. Notre conviction est que nous n'aurons de toute façon pas le choix. Cela implique bien entendu pour chacun de nous de se considérer comme le lieu de sa propre mutation, laquelle induira la mutation de la société toute entière.

 

Pierre Rabhi

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