En finir avec l’idéologie de la consommation :


POUR UNE SOCIETE DE FRUGALITE

par François Brune

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L’aspiration à une société de frugalité exige l’examen de ce qui lui est contraire, la société de consommation, c’est-à-dire de sur-consommation, dont l’idéologie publicitaire est à la fois le reflet et le vecteur. Car ce qui pousse à consommer, ce n’est pas simplement la somme des publicités prises isolément à un instant donné : c’est avant tout un système, système économique certes, mais aussi système essentiellement idéologique. Or, il nous sera impossible de vivre dans un autre système, - j’entends la société de frugalité, sans abandonner les conduites réflexes créées par le système actuel, c’est-à-dire les schémas mentaux et attitudes compulsives de la « bête à consommer » que la publicité a ancrés au plus profond de notre être.


I/ Grands traits de l’idéologie publicitaire


Commençons donc par faire le ménage. Il s’agit d’examiner les lignes de forces idéologiques développées par la publicité, que celles-ci lui soient spécifiques ou qu’elles reflètent plus globalement l’idéologie moderniste (religion de la technique, dogme de la communication, etc.). Grosso modo, on peut dégager sept traits fondamentaux :


1/ La mythologie du progrès-qu’on-n’arrête-pas. Celle-ci ne cesse de faire croire que la consommation est sans limite, et que son essor est la preuve même que nous ne cessons de progresser :
- Elle nous dit que tout changement est un progrès ; que tout progrès ne peut résulter que d’un changement. Il faut donc changer pour changer. Votre téléphone va changer de numéro ; alors, changez de téléphone. Éternel éloge du nouveau ; disqualification du vieux. Il est interdit de vieillir. Emploi des mots « innovant », « avancé » et de leurs synonymes : être à la mode, être « tendance », être à la pointe de, aller toujours plus loin, plus vite, etc.
- Elle nous appâte sans cesse d’un « plus » ou d’un « mieux », d’un « toujours mieux » qui se traduit par un « toujours plus ». L’accumulation de choses prend alors le prétexte de l’innovation et l’amélioration. Le qualitatif cautionne le quantitatif, de même que le quantitatif se présente comme seul critère du qualitatif (cf. la dénaturation du mot « croissance », réduit à une mesure purement quantitative, celle du PIB). Cette mythologie globale du « progrès », non seulement légitime, mais amplifie le règne d’une consommation illimitée.

2/ La sur-activation du besoin, du besoin de besoins, de l’envie, de l’envie d’envies, du « désir » et du désir de désirs, présentés comme la nature même du citoyen normal. C’est le cas particulier de la sexualisation des produits, qui sert à les naturaliser comme « désirables ». C’est le cas général de l’ensemble des publicités, qui font semblant de « répondre » à nos besoins pour nous faire croire que nous les avons. Ce faisant, elle pose le dangereux axiome selon lequel tout « besoin » est un droit. J’ai même entendu certains publicitaires déclarer que l’homme normal aimant être manipulé, la manipulation est légitime parce qu’elle « répond à un besoin » ! Comme le viol, sans doute, qui répond au désir d’être violé(e) ; comme la pédophilie, sans doute aussi, qui répond chez l’enfant au besoin de se sentir pédophilisé, etc. ! Cette exacerbation du besoin et de la libido consommatrice aboutit à deux impasses :
-Saturer : tuer l’envie, qui n’a plus la force de se satisfaire (à tel point qu’un centre commercial arbore ce slogan : « Je n’ai d’envie que si l’on m’en donne » (Parly 2) ;
-Frustrer : frustrer matériellement, puisqu’il y a toujours de nouveaux produits semblant répondre toujours mieux à nos nouveaux désirs ; frustrer immatériellement, puisque nos aspirations profondes, réduites à des besoins, ne peuvent pas être satisfaites sur le mode du besoin. Nous sommes saturés de besoins satisfaits qui nous laissent dans l’insatisfaction. Mais voilà : la frustration est motrice. Motrice à condition que le moteur même soit perpétuellement relancé, sous peine de retomber dans la saturation… D’où :


3/ L’appel au consensus terrorisant, c’est-à-dire au mimétisme collectif. Pour relancer l’envie individuelle, rien de tel que d’éveiller le désir mimétique. D’où ces innombrables slogans clamant que tous les êtres normaux font comme cela, que tout le monde rêve de cette consommation, que l’époque est à tel ou tel produit, qu’il faut mimer ce grand mythe, etc. (A quoi allez-vous ressembler cet été ? La Redoute, juin 2003). Vous êtes donc asocial et archaïque si vous ne vous soumettez pas à la loi du grand nombre. La consommation se veut consensuelle pour nous donner l’illusion de la convivialité. Qu’un agrégat d’individus qui consomment en masse puissent se prendre pour une démocratie festive, quel puissant levier commercial en effet ! Au sein de la foule qui se croit libre, chacun oublie combien cette libération apparente cache de servitudes aux puissances de l’Industrie, de la Technique et de la marchandisation (« Tant qu’à subir la publicité, autant l’aimer », « Le monde s’accélère : comment s’y préparer ? », etc.). Et dans cette abondance commune, personne ne veut savoir combien de pillages nécessitent ces gaspillages.

4/ Le culte héros-produit. Au centre de la vie de chacun, prêt à résoudre tous les problèmes, la publicité célèbre le produit. Et comme le produit apporte tout, rien ne peut être obtenu sans lui… C’est la plus terrible des dépendances, puisque nous soumettons chaque jour notre existence à l’industrie d’autrui, en négligeant l’usage de nos capacités propres. Or, cette loi publicitaire s’étend à tout ce qui est de l’ordre des valeurs. On a ainsi le rêve-produit (il est produit par les spectacles, je le consomme, je n’ai plus à cultiver mon propre imaginaire), la beauté-produit (par les produits de beauté), la santé-produit, l’amour-produitLa plupart des baisers s’achètent au Monoprix »), la démocratie-produit (par le consensus publicitaire), la révolution-produit (par le nouvel Omo ou la transgression des vieilles morales, etc.). Et pour finir, l’identité-produit : le règne des Marques appelant hypocritement chacun à « devenir ce qu’il est » (« Ma crème c’est tout moi », « Shopi : Tout un état d’esprit (…) pour vous guider vers les produits qui vous ressemblent »). Tout est consommable, tout est produit : terrible asservissement à la seule consommation. Avec la plus belle des excuses : c’est au nom du bonheur !


5/ Un bonheur programmé, dont la carotte est le bâton. Toutes ces lignes de force débouchent en effet sur un programme de bonheur. Quel bonheur ? Celui d’un plaisir sans fin comme on parle de vis sans fin : un plaisir de l’instant (toujours ins-tan-ta-né, il ne faut pas le manquer !), un plaisir donc émietté et répétitif, un plaisir anonyme (programmé par la pub), un plaisir-oubli dans le vertige de l’instant (« Pense à ce que tu bois, écoute ta soif » ; « Laissez vos sens prendre le pouvoir »), un plaisir insatiable enfin puisque toujours menacé de finir, un plaisir idéal donc puisqu’il faut le renouveler au rythme même de la production et de l’innovation industrielle (« Le plaisir, c’est de changer de plaisir »). Mais voilà : lorsque le bonheur est placé dans l’intensité du présent, régie par le produit, comme l’instant chasse l’instant, il faut que le produit chasse le produit, et tout de suite, sous peine de mort du plaisir. L’instant est lui-même vécu comme un produit, et ce qui caractérise cet étrange produit (le « moment », le « moment fort »), c’est que sa date de péremption coïncide avec sa parution. D’où une consommation vertige, qui est consumation de soi à travers l’instant qui vous happe. C’est alors qu’on n’est jamais si bien asservi que par soi-même. Ce bonheur est tragique, mais qu’importe ! les marchands veillent : pour mieux vous faire oublier la question du Sens que masque le produit, ils vous invitent à vous précipiter dans la Cadence, dans le rythme effréné de la consommation, de ses rites et de ses fêtes. La société de consommation fait oublier le tragique de la consommation en accélérant le rythme de la consommation, de même que la croissance économique fait oublier les ravages de la croissance en appelant à toujours plus de croissance.


6/ Un nouvel instinct : la pulsion consommatrice. Consommer, donc, c’est consumer. Mais la très forte liaison qu’établissent les publicités entre la consommation proprement dite d’une part, et d’autre part, toutes les images de la vie, toutes les valeurs sociales, fait de la « pulsion consommatrice » l’unique forme de relation que va tisser l’enfant-consommateur avec les réalités qui l’entourent. À trois ans, on consomme le produit comme un monde, à trente ans on consomme le monde comme un produit. L’idéologie de la consommation se généralise aux images qui leur sont liées, aux spectacles médiatiques, aux stars qui se produisent, aux événements et aux journalistes qui les mettent en scène, aux politiciens qui soignent leur look, etc.., et tout ceci sur le mode de la gloutonnerie des yeux, de la boulimie de rythmes, dans une sorte d’ingestion infinie des choses et des êtres. « Croquer la vie à pleines dents. », voilà le mot d’ordre. Or, ce n’est pas là un simple schéma mental, un impératif abstrait face au monde devenu spectacle : il s’agit d’une pulsion consommatrice, instinctuelle, compulsive, viscérale ; elle réclame sa dose à toute heure, dans une sorte d’impatience chronique. D’autant plus violente que fatalement frustrée, elle proclame sans cesse : « Je le veux, je me l’offre ». Violence possessive des sociétés industrielles sur toutes les richesses de la planète, violence de l’individu formé à l’image de ces sociétés à l’égard des pays du reste du monde, de leurs ressources, de leurs travailleurs, etc.

7/ La destruction des Valeurs. Si l’on se demande ce qui freine encore cette rage consommatrice, individuelle et collective, la réponse est simple : ce sont les Valeurs, les grandes valeurs humanistes, elles aussi personnelles et collectives. Dans ce qu’elles ont de meilleur, les valeurs humaines tendent toutes à la mesure des choses, à la conscience de soi, à la maîtrise des pulsions, à l’équilibre corps-esprit (mens sana in corpore sano), à l’engagement civique, au sens de l’ensemble, au respect de la nature et de l’humanité, à la solidarité et au partage. Effectivement, rien de cela ne porte aux futilités de la consommation. Pour éliminer ces redoutables freins, la rhétorique publicitaire use alors de trois moyens, la récupération, la falsification, l’élimination :
- La récupération : c’est le procédé le plus fréquent. Il consiste, en associant tel ou tel produit à telle ou telle valeur, à faire croire qu’il suffit de consommer le produit pour s’inscrire dans l’ordre des valeurs : la convivialité, le rêve, la démocratie, la liberté, etc. (cf. cette pub de portable : « La Liberté, une idée qui est dans l’air. ») ; or, donner à consommer les « valeurs », c’est le meilleur moyen de dispenser de les vivre, en les réduisant à de simples « signes ». La valorisation des produits est toujours une dévalorisation des valeurs.
- La falsification : la publicité détourne les valeurs en leur faisant cautionner ce qui leur est précisément contraire. Ainsi, elle se sert de la nature pour vanter un produit de l’industrie (plus c’est sophistiqué, plus c’est déclaré « naturel »). Elle recourt à un précepte caritatif pour justifier une conduite égocentrique (par exemple, le mangeur de saucisses : « Quand on aime, on ne compte pas »). Elle mobilise le mythe révolutionnaire pour célébrer un investissement financier (« Révolutionnez vos placements »), ou l’idéologie de la vitesse pour justifier la non vitesse (« La vitesse, c’est dépassé. »), etc.
- L’élimination : c’est encore le plus efficace. La plupart des vertus jugées anciennes (et pour commencer le mot « vertu » lui-même) sont discréditées à travers la valorisation du tout nouveau, de l’hédonisme sans entraves, de la permissivité obligée, etc. Il est interdit de ne pas céder à « ses » désirs (on serait « coincé »), de résister aux modes (il faut être de son temps), de s’adonner à la vie intérieure (combat d’arrière-garde) ; il faut au contraire s’exhiber sans cesse, se manifester par le port des marques, se vivre soi-même comme image de marque. Dès lors, chacun « s’éclate » sans savoir qu’il se joue la comédie du bonheur à travers les signes de sa consommation et sa consommation de signes. L’aliénation publicitaire triomphe. La boucle est bouclée.

=> Ces sept traits de l’idéologie publicitaire ne sont évidemment pas séparables les uns des autres. Il y aurait risque à les combattre isolément, voire même l’un par l’autre, car ils font système. Ils illustrent parfaitement le type d’individu aliéné et infantile que Marcuse décrivait dans L’homme unidimensionnel : il s’agit précisément de l’homo consumens, dont les seules aptitudes critiques se limitent à des choix illusoires entre des produits apparemment distincts. C’est ce modèle que nous devons fuir dans sa globalité, y compris lorsqu’il en appelle hypocritement au consomm’acteur ou au « consommateur citoyen » (ce nouvel oxymore !)…


II/ Pour une société de frugalité : quelques lignes de position

Si donc l’on veut définir les quelques principes qui devraient régir une société de frugalité, la première démarche est sans doute d’inverser les traits idéologiques de la société de consommation dont je viens de faire le tableau, au risque d’apparaître joyeusement archaïque. Voici ce que cela pourrait donner, point par point.


1/ (Contre l’idéologie du progrès) : Réhabiliter l’immobilisme ! L’homme a besoin d’enracinement, et l’on ne s’enracine pas en fonçant sur l’asphalte. Réhabiliter l’immobilisme, et si l’on éprouve vraiment la nécessité de remuer un peu, on peut toujours tenter de… faire machine arrière ! Contre le suivisme ambiant, il faut se rappeler que la vraie tradition est toujours motrice, que l’innovation apparente masque souvent la répétition du même, que l’hypermobilité liée à la gabegie des transports n’a rien à voir avec le mouvement, et qu’il n’y a rien de plus dynamique qu’un arbre préparant ses fruits pendant la morte saison. Il est toujours progressiste d’être en retard dans la mauvaise voie ! Voilà ce qu’implique l’idée de décroissance tempérée, ou si l’on préfère, l’objectif d’une aisance partagée (car la frugalité n’est pas la pénurie). Au bougisme actuel, qui pousse à ne jamais se contenter d’un produit, d’un lieu ou d’un(e) partenaire, il est bon d’opposer d’abord la force de l’inertie. Dans toutes nos activités quotidiennes, notamment celles qui se rapportent à l’économie domestique, la bonne règle est de ne jamais changer que ce qui a vraiment besoin de l’être, donc de conserver tout ce qui est « vieux » et qui fonctionne encore. Haïssons la mode du jetable, si nous ne voulons pas être un jour jetés à notre tour. Préférons le vieil objet fiable au nouveau produit sophistiqué. Rappelons-nous Montesquieu : le mieux est le plus souvent l’ennemi du bien. L’abus d’une bonne chose est toujours une mauvaise chose. C’est le cas de la consommation. En particulier, on prendra garde au piège des cadeaux (avec leurs emballages), à l’occasion des fêtes : parce qu’on se croit désintéressé en « offrant », on alimente sans vergogne la surconsommation. La seule voie aujourd’hui du « consommer mieux », c’est le « consommer moins ».


2/ (Contre le besoin de besoins et l’envie d’envies) Réapprendre le Désir, dans son émergence profonde comme dans sa limitation nécessaire. Le premier principe est toujours de se demander quels sont réellement mes besoins, quels sont mes désirs, et d’analyser la façon dont le monde moderne trompe mes vrais désirs en les maquillant en faux besoins. Car le désir profond, c’est celui qui sait attendre.
Certes, il s’agit là, pour chacun, tout un programme personnel. Mais on rappellera tout de même que la plupart des envies que nous nommons des « besoins » ne sont pas d’une absolue nécessité, et n’ont donc pas à être considérés comme des droits en tant que tels. D’autre part, nos besoins ou désirs sont souvent contradictoires : on ne peut à la fois désirer faire, et faire faire ; être soi, et être comme tout le monde ; profiter de la consommation à bas prix, et fustiger les salaires dérisoires des exploités du tiers monde ; vouloir « tout » « tout de suite », chose impossible puisque ce serait enfermer le tout dans sa partie (le « tout » dans le « tout de suite ») ; être libres (c’est-à-dire sans dépendances excessives), et accepter les multiples dépendances du tout achat, ou encore, pour une nation, être autosuffisante et dépendre pour subsister de ses échanges avec des nations plus puissantes (c’est donc l’idéologie du commerce comme fin en soi qui est à combattre).
Retrouver le désir dans la conscience de ses limites, - c’est cela même, la frugalité -, cela demande d’avoir perpétuellement à l’esprit ce que coûte d’effort et de peines la satisfaction du moindre de mes besoins (y compris le plus naturel comme la nourriture), et à plus forte raison du moindre de mes désirs, sachant que l’humanité existe autour de moi (et en moi), et que je dois refuser tout ce qui, pour mon plaisir même le plus licite, contribue à l’injustice ou au malheur d’autrui. Retrouver le désir dans sa modération, c’est aussi savoir échapper à l’impatience de l’envie qui nie toujours l’insertion du désir dans le Temps, comme le montre l’épisode du Petit Prince et du Marchand de « pilules contre la soif, qui font économiser 53 minutes par semaine » : « Moi, se dit le Petit Prince, si j’avais cinquante trois minutes à dépenser, je marcherais tout doucement vers une fontaine. » C’était l’époque où les fontaines n’étaient pas polluées…


3/ (Contre le consensus terrorisant) Savoir dire non. Non à l’oppression du groupe, non à l’intériorisation des envies anonymes qu’il suscite en nous. Face à ce qui nous détruit, il est positif de négativer. Non au fameux « sophisme de l’inéluctable » que le « discours réaliste » prêche pour anesthésier nos résistances. Il nous faut refuser non seulement les mode passagères, mais le principe même de leur coercition. Désacraliser les rites sociaux devenus de simples prétextes commerciaux. Freiner le dévergondage des consommations. Se faire joyeusement le rabat-joie de l’euphorie publicitaire. Abominer les promotions prétextes et les soldes-bidon : l’appât isolé de chaque marchandise contribue toujours au piège général du système. Résister aux mimétismes collectifs dans sa famille même, en soi comme autour de soi. Fuir tous les engouements de type Loft Story, télévisés ou non, tous les rassemblements de nature fanatique, qu’ils soient sportifs ou musicaux, et qui poussent à l’éclatement ou à l’infantilisation de soi. Se souvenir de la formule de Sénèque : « La preuve du pire, c’est la foule. » (- mais non pas l’assemblée !).
Bien entendu, cette attitude morale exige de l’énergie morale (on disait autrefois « de la grandeur d’âme »). Si l’on est montré du doigt, -et nous le sommes-, il faut savoir opposer le rire de Panurge à la risée du troupeau. Si l’on est taxé d’archaïsme, et nous le sommes, il faut se rappeler combien c’est la peur d’être anormal qui inspire aux terroristes de la modernité l’injure suprême : vous menez un combat d’arrière garde ! C’est vrai, d’ailleurs : nous menons un combat d’arrière garde, mais paradoxalement ce combat se trouve être… un combat d’avenir. Car, lorsqu’une armée est engagée dans une impasse, il faut bien que, tôt ou tard, elle fasse demi-tour, et alors, l’arrière-garde se trouve aux avant-postes ! Dans un futur proche, on remerciera les personnalités pionnières qui ont montré qu’il était possible de résister et de vivre autrement…


4/ (Contre le culte du produit) Désacraliser le produit-héros. Re-politiser l’acte de consommer. Un produit n’est jamais une fin en soi, il n’est jamais qu’un moyen, une forme substantielle de service rendu, par des hommes à d’autres hommes. Il n’y a donc pas à le célébrer en tant que tel, encore moins à en rêver ou à y enfermer sa vie. Chaque fois qu’on le peut, préférons la solution naturelle qui dépend de nous à la solution-produit qui nous asservit. De même, quand nous sommes amenés à « consommer », rappelons-nous que l’acte de consommer n’est jamais isolé, ne se limite pas à lui-même, il implique toute une chaîne de relations humaines, socio-politiques autant qu’économiques, il peut aider certains à vivre comme il peut détruire des communautés entières. Ré-humaniser le produit, c’est aussi faire prendre conscience - en aval - de ce que peuvent avoir comme conséquences redoutables les sous-produits du produit : la société de consommation est une société de déjection. Faire le plein nécessite de faire le vide, et de jeter sans fin. Quand on observe tout ce qui est jeté dans nos poubelles, on peut affirmer que nos déchetteries nous accusent. A l’inverse, l’homme frugal ne fait du produit ni la gloire d’un jour ni le rebut du lendemain : il le respecte simplement comme fruit du travail humain ou matière première offerte par la nature, il récupère ce qui peut l’être, il conserve ce qui peut encore servir, il répare et il reprise, il fait des « économies de bouts de chandelles », selon les principes chers à ma grand’mère. Non pas dans le sens d’une avarice sordide, mais dans un esprit altruiste de respect de la planète et des autres civilisations.

5/ (Contre le bonheur normalisé) Oser vivre des joies qui ne se voient pas, qui ne semblent pas « conformes » ! Ne plus craindre les interpellations d’autrui de type « comment, tu n’as pas encore cet objet, comment tu n’as pas vu ce film », etc. Oser le cérébral contre le viscéral. « Oser la sagesse » nous dit Horace (père du « Carpe diem »). Jouer l’intériorité contre l’exhibition. Refuser la fausse convivialité des ruées consommatrices. Sortir de l’économisme domestique et du règne de la marchandise. Savoir que ce que l’on fait lentement de ses mains est le plus souvent préférable à ce que l’on achète compulsivement. Se déconditionner de l’impatience du « tout tout de suite » qui aboutit toujours à instrumentaliser les autres. Savoir vivre avec des problèmes non résolus (et non solubles dans la consommation !). Quitter souvent les horizons mêmes du consumérisme militant, car cela peut encore être une aliénation que d’être obsédé par la recherche sans fin du « mieux consommer ». Réapprendre la gratuité des échanges. Être sceptique devant toute promesse de bonheur qui puisse venir d’autre chose que du Sens (ce « sens » pouvant être, devant les dons quotidiens de la nature, dans la sagesse de la saveur). Accepter enfin les manques inévitables sans les vivre comme des frustrations intolérables ! Car la frugalité à l’échelon planétaire obligera au grand partage, et si l’Occident cesse d’externaliser le labeur et la peine, il faudra bien qu’il en reprenne sa part : nous serons alors conduits à retrouver un savoir-vivre collectif de la privation (équitablement répartie, évidemment !), - sachant que toute peine peut être joyeuse quand elle est solidaire.


6/ (Contre nos impatiences dévoratrices) Eradiquer (ou assagir, faute de mieux) la pulsion consommatrice. C’est le plus difficile, puisque nos modes de vie l’ont ancrée en nous comme un nouvel instinct à la fois personnel et collectif. Nous sommes dévorés par le besoin de dévorer. Si l’on ne peut pas se déconditionner du jour au lendemain, au moins :
- à un premier niveau, ne pas entretenir la pulsion consommatrice dans l’ordre des marchandises : délivrons-nous donc de « l’esprit-shopping », du culte de la grande surface, du lèche-vitrine des rues piétonnières, du vertige des promotions rituelles ou de la délectation compulsive des catalogues de vente par correspondance…
- mais en même temps, ne pas chercher à assouvir cette même pulsion dans l’ordre médiatique, dans la façon dont, sous prétexte d’information, on se repaît de nouvelles, faits divers, événements, documents-spectacles, spectacles-produits, bref, toutes ces formes de « consommations de signes » censées animer la cité alors qu’elles ne font que « divertir » le citoyen. Adieu TV, finie la drogue…
Fondamentalement, c’est à une reconquête du temps personnel que nous sommes confrontés. Un temps qualitatif. Un temps qui cultive la lenteur et la contemplation, en étant libéré de la pensée du produit (dans Le Meilleur des Mondes, on n’a le droit de s’adonner qu’aux loisirs qui font consommer). Vivre un temps qui ait du sens sans l’argent, des parcours qui aient du sens sans carburant, et des loisirs qui chantent sans les trépidations de l’envie.

Savoir être inutile, pour rester disponible à tout ce qui n’est pas utilitaire. Et ainsi, retrouver l’art de « cueillir le temps présent » (Carpe diem) en l’ouvrant à toutes les dimensions (personnelles, collectives, esthétiques, spirituelles) d’une existence humaine, et non sur le mode tragique de la dévoration suicidaire.
Cela implique naturellement un enracinement culturel profond, qui recueille et revivifie nos valeurs en voie d’oubli.


7/ (Contre l’extinction des valeurs) Remettre au premier plan les valeurs humanistes, affirmer la primauté de ces valeurs sur tout autre objectif, notamment technique ou économique (et non, par exemple appeler sans cesse à la consommation pour sauvegarder la croissance, ce qui pousse à l’égocentrisme sous prétexte de solidarité). Ces valeurs personnelles et collectives, lentement élaborées par notre civilisation, sont toujours là – y compris dans la bouche de ceux qui les menacent en les subvertissant. Ce sont globalement : la conscience, la conscience de soi bien sûr, mais aussi la volonté de lucidité sur toutes les réalités humaines dans leurs dimensions tant psychologique que politique, à commencer par nos propres présupposés idéologiques. Le courage, le courage d’être libre, le seul qui conduit à ne pas asservir autrui. Contre la loi du bon plaisir, le sens de l’effort, de l’effort qui n’est pas triste, celui qui permet à l’enfant de se structurer et d’apprendre à vivre debout. Mais aussi la modération, la seule vertu capable de freiner nos soifs de biens ou de pouvoir. La justice bien sûr, le sens constant de la justice, qui exige de lutter contre tout ordre politique qui ne se fonde pas sur la solidarité, - bref, liberté, égalité, fraternité !. Et naturellement, pour conforter en chaque individu ces éléments d’une morale fondamentale, la culture de l’intériorité par laquelle se construit l’identité véritable, à mille lieux de l’identité par l’exhibition ou de l’exacerbation des mimétismes.
Sans poursuivre une énumération qui risquerait de tourner à la facilité du catéchisme humaniste, je ferai deux remarques :
- D’abord, rien de tout cela n’est nouveau. Mais c’est justement pour cette raison qu’il faut le répéter ! Aucun homme, aucune civilisation ne se crée à partir de rien. Il nous faut donc sans cesse reprendre et revivifier notre humanisme, qui a débouché sur la déclaration des droits et des devoirs de l’homme. Quelles que soient les transformations radicales que nous pouvons souhaiter, nous devons savoir qu’il n’y aura pas de citoyenneté véritable, pas de démocratie véritable, sans la transmission et la reprise incessantes de ses valeurs et de l’héritage culturel qui les a perpétuées jusqu’à nous, valeurs qui demeurent à l’opposé de notre surconsommation égocentrée.
- Deuxième remarque : au cœur de cet humanisme, il y a le sentiment de l’appartenance spirituelle de tout homme à l’humanité et de la présence de l’humanité en tout homme, qui fonde l’éthique même, universelle et autonome, dont le respect doit primer sur toute autre considération dans la conduite de nos vies et l’organisation de nos sociétés. C’est ce sentiment qui nous oblige à aller vers une société de frugalité, parce qu’il est tout simplement indécent et immoral de se goinfrer dans notre bulle de « pays nantis » pendant que des centaines de millions de nos frères humains crèvent
dans la misère la plus sordide. Or, c’est bien notre double tradition judéo-chrétienne et gréco-latine qui nous renvoie en permanence à cette évidence morale élémentaire :
Côté judéo-chrétien : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » ; « Ne te dérobe pas à ton semblable » (dont le texte littéral serait : « Ne te dérobe pas à ta propre chair » - l’autre fait partie de toi) ; « Si tu possèdes une deuxième paire de chaussures et qu’un pauvre va nu-pieds, tu n’as pas à la lui donner, mais à la lui rendre. » (Grégoire le Grand).


Côté gréco-latin : « Je suis homme, et rien de ce qui est humain ne m’est étranger » (Térence). Plus près de nous : « Il y a une espèce de honte d’être heureux à la vue de certaines misères » (La Bruyère) ; «Conduis-toi de telle sorte que tu traites l’humanité dans ta personne aussi bien que dans la personne d’autrui comme une fin et jamais comme un moyen » (Kant) ; « Être homme, c’est précisément être responsable. C’est connaître la honte en face d’une misère qui ne semblait pas dépendre de soi. » (Saint-Exupéry) ; « [Chaque homme] est responsable de tous les hommes » (Sartre), etc. On pourrait multiplier les citations !


=> Ces quelques observations ne décrivent pas la société de frugalité elle-même, ni dans son organisation, ni dans l’évolution à suivre pour y parvenir. Elles visent simplement à montrer quelle est l’idée de l’homme qui devrait présider à sa mise en œuvre, et dont elle favoriserait réciproquement l’émergence. Cet homo frugalis, à l’opposé de l’homo consumens, c’est bien sûr l’homme pluridimensionnel. Sans attendre qu’une nouvelle société « clefs en mains » nous soit proposée, et parallèlement à nos actions militantes et associatives, ce modèle représente déjà une sorte d’idéal à vivre personnellement (et interpersonnellement), quels que soient par ailleurs les compromis auxquels nous conduit ce système même auquel nous résistons. Idéal moral, mais aussi politique, - car si la politique est l’art d’ordonner dans la justice la vie de la Cité, ce qui est immoral ou injuste ne saurait être politiquement recevable.


le 24-09-2003

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