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Imagine 42 - Novembre - décembre 2003 - janvier 2004

La " décroissance soutenable " :
Décroître ou mourir ?

 

L’idée est toute simple : une croissance économique infinie est impossible sur une planète finie. La solution ? Décroître ! C’est-à-dire produire moins, consommer moins et donc polluer moins. Voilà, en bref, le credo des partisans de la " décroissance soutenable ". Une idée généreuse, saugrenue de prime abord, et qui pourrait bien s’inviter prochainement à la table des débats altermondialistes. Une chose est sûre : le repas sera frugal !Texte
Faites le test. Ecoutez les infos à la radio, à la télé ou ouvrez un journal : il ne se passe pas un jour sans que l’on entende parler de la croissance, ce terme financier traduisant l'augmentation, exprimée en pourcentage, de la production de biens et de services au cours d'une période donnée. Car aujourd’hui, de la croissance économique presque tout dépend. Le moindre ralentissement est synonyme de catastrophe : le chômage augmente, les fonds publics diminuent et le moral des investisseurs fond comme neige au soleil. Bref, d’une certaine manière, la croissance est reine et nous sommes ses sujets. Sauf les " décroissants ". Ils ne sont pas légion, certes, mais sont de plus en plus nombreux à ramer à contre-courant du vent idéologiquement dominant. Leur objectif : casser définitivement le mythe d’une croissance continue et vertueuse qui ne produirait ni gaspillage, ni pollution, ni prolétarisation. Et en toute logique, ils nous enjoignent vivement à " entrer en décroissance ". Autrement dit : consommer moins, local et mieux. Et tant pis pour l’économie si c’est tout bénéfice pour la planète. " La décroissance n’est pas un idéal, c’est juste une nécessité absolue ", estime Serge Latouche, professeur de sciences économiques à l'Université de Paris XI et l’un des principaux théoriciens de la " décroissance soutenable ". " Notre mode de consommation actuel, à nous Européens, nécessiterait deux à trois planètes si on continuait sur le même rythme. Celui des Américains équivaudrait à près de huit planètes ! Et tout cela ne tient que parce que les pays du Sud se contentent d'un dixième de la planète ! " (1).

Pervers effet rebond

En effet, à moins de tabler sur une illusoire dénatalité ou d’aller coloniser des territoires extraterrestres, ce qui aujourd’hui relève de la science-fiction pure, l’humanité n’échappera pas à l’épuisemment programmé des réserves naturelles de la planète bleue. " Il reste, au rythme de consommation actuel, 41 années de réserves prouvées de pétrole, 70 années de gaz, 55 années d'uranium ", rappellent Bruno Clémentin, président de l'Institut d'études économiques et sociales pour la décroissance soutenable (IEESDS), et Vincent Cheynet, publicitaire repenti à l’origine de l’association " Casseurs de pub " (2). Les plus optimistes parieront alors sur les nouvelles technologies pour sortir de l’impasse. Il est vrai qu’en quelques décennies, les progrès technologiques ont permis de réduire drastiquement la consommation des voitures, des chaudières et de la plupart des appareils électriques. Mais c’est sans compter avec le pernicieux " effet rebond ", rétorquent alors les " décroissants ". Observé lors de la première crise pétrolière, quand de nombreuses techniques d'économie d'énergie ont vu le jour, l'" effet rebond " nous apprend que l'efficacité et le progrès technologiques sont fondamentalement liés à une augmentation de la consommation. " Les voitures économes nous permettent d'aller plus loin pour le même prix ; les transports rapides nous libèrent du temps pour avaler toujours plus de kilomètres ; les produits électroniques de taille réduite nous permettent d'en offrir à chaque membre de la famille ; le développement du solaire et de l'éolien même permettent d'augmenter toujours plus notre consommation d'énergie malgré la raréfaction de certaines ressources " (3), observe François Schneider, chercheur à l'Institut de recherche pour une Europe soutenable, une " boîte à idées " écologiste à l’origine de laquelle on retrouve notamment les Amis de la Terre.

Décroître ou griller

Corollaire de cette surconsommation patente des pays industrialisés : le dérèglement de la biosphère et le réchauffement du climat. Et même s’il entre un jour en vigueur, ce n’est pas le protocole de Kyoto, avec ses 5,2% de réduction des émissions de gaz à effet de serre – dans les pays développés uniquement ! –, qui risque de renverser la vapeur. " La lutte contre la crise climatique exige, nous disent à l’unanimité les experts, de réduire de 70% l’émission des gaz à effet de serre par rapport à 1990. La seule façon d’approcher cet objectif, c’est la décroissance économique : -4% sur trente ans. Cela implique bien sûr une toute autre société. N’est-ce pas là un projet autrement plus enthousiasmant que le "développement durable" pour les associations de protection de l’environnement ? " s’interroge Thierry Jaccaud, rédacteur en chef de la revue " L’Ecologiste ", dans un numéro spécial consacré à la critique du développement (4).
On l’aura compris, le très en vogue " développement durable " est dans le collimateur des " décroissants ", plus que sceptiques à l’égard d’un concept qui réconcilie Greenpeace et le lobby nucléaire, Monsanto et les Amis de la Terre, Total et le World Wide Fund for Nature (WWF). Eux, on ne la leur fait pas ! Pour Serge Latouche, le développement durable n’est rien moins qu’une mystification conceptuelle. " En accolant un adjectif au concept de développement, il ne s’agit pas vraiment de remettre en question l’accumulation capitaliste et la croissance économique, tout au plus songe-t-on à adjoindre un volet social ou une composante écologique. Le développement durable, considéré par certains comme le remède à la mondialisation participe à la même toxicité, il nous enlève toute perspective de sortie, il nous promet le développement pour l’éternité ! " (5)

La poursuite de la colonisation

Qu’il soit " durable " ou non, le " développement " reste une notion extrêmement récente, comme aime à le rappeler Serge Latouche. " Le développement a été une grande entreprise paternaliste – " les pays riches développent les pays les moins avancés " – qui a occupé approximativement la période des Trente Glorieuses (1945-1975). (…) [Il] n’a été que la poursuite de la colonisation par d’autres moyens, comme la nouvelle mondialisation, à son tour, n’est que la poursuite du développement ", analyse l’économiste. " On retrouve toujours l’occidentalisation du monde avec la colonisation de l’imaginaire par le progrès, la science et la technique " (6).
En soi, cette critique radicale du développement – et donc du dogme de la croissance – n’est pas neuve. Elle s’est développée au début des années 70, au moment où le mouvement écologiste a commencé à se structurer. En 1972, le Club de Rome publiait " Halte à la croissance ", un rapport alarmant sur l’état du monde qui préconisait une " croissance zéro ", sans quoi le système mondial s’emballerait et s’effondrerait " au plus tard au cours du siècle prochain " (7). Entre-temps, l’effondrement du bloc soviétique et la transnationalisation des économies ont accéléré le développement et amplifié ses effets mortifères. Aujourd’hui, c'est dans le contexte de remise en question de la mondialisation néolibérale que la critique de la sacro-sainte croissance refait timidement surface. Quelques revues, certes confidentielles (L’Ecologiste, Silence), ont récemment publié des numéros spéciaux sur le sujet. Fin septembre, un colloque international sur la " décroissance soutenable ", organisé par l’IEESDS, s’est tenu à Lyon. Le 14 octobre dernier, le café politique d’Attac-Bruxelles choisissait pour thème " Décroissance économique, croissance humaniste ".

" Par le bas "

Mais l’idée a sans doute encore un long chemin à parcourir avant d’atteindre la sphère politique. Et c’est très bien comme ça, considèrent les décroissants : pour rester sur le terrain démocratique, la décroissance devra s’opérer " par le bas ", au niveau individuel. La vie sous un pouvoir fort qui imposerait la décroissance ressemblerait beaucoup à une " économie de guerre ". Ce qu’il faut avant tout, estiment-ils, c’est " décoloniser nos esprits ". Bref, renoncer à l'imaginaire économique c'est-à-dire à la croyance que plus égale mieux. " Il est difficile pour les Occidentaux d'envisager un autre mode de vie. Mais, nous ne devons pas oublier que le problème ne se pose pas dans ces termes pour l'immense majorité des habitants du globe ", soulignent Bruno Clémentin et Vincent Cheynet. " 80 % des humains vivent sans automobile, sans réfrigérateur ou encore sans téléphone. 94 % des humains n'ont jamais pris l'avion. Nous devons donc nous extraire de notre cadre d'habitants des pays riches pour raisonner à l'échelle planétaire et envisager l'humanité comme une et indivisible " (8).
Faut-il alors tourner le dos à la modernité ? Vincent Cheynet, par exemple, n’en est pas loin : sans voiture ni réfrégérateur, ni aspirateur, ni télévision, il ne consomme que 15 Kwatt d'électricité par mois. Il vit en ville mais cultive une parcelle de jardin collectif, se déplace en vélo, prend le train mais jamais l'avion. Une existence sobre qui lui convient pleinement, mais qui n’est pas évidente à concevoir pour l’Occidental moyen élevé au biberon médiatico-publicitaire de la société de consommation…
Débondir !
Sans aller jusque là, François Schneider propose des pistes pour éviter le funeste " effet rebond " qu’il dénonce. " Des activités comme le jardinage, la randonnée, les longs repas ", explique-t-il, " sont extrêmement écologiques car leur lenteur réduit le temps disponible pour d'autres activités plus polluantes. Acheter des produits chers de bonne qualité, ou bons pour la santé comme les produits biologiques nous fait "débondir" en rendant notre budget inutilisable pour l'achat de produits de mauvaise qualité et polluants " (9).
Reste que si ces idées n’investissent pas la sphère politique, il ne sera sans doute pas aisé de passer à l’" économie saine " que les décroissants appellent de leurs vœux, c’est-à-dire un modèle économique qui, au minimum, ne toucherait pas au " capital naturel ". Idem pour que le prix des denrées importées intègrent le coût de l'impact que leur transport occasionne sur l'environnement, ce qui est très loin d’être le cas aujourd’hui...


David Leloup


La " bioéconomie ", théorie économique des altermondialistes ?

Les " objecteurs de croissance " ont leur " pape " : Nicholas Georgescu-Roegen, le père de la " bioéconomie ", décédé en 1994. Dans " The Entropy Law and the Economic Process " (Harvard University Press, 1971), ce mathématicien et économiste roumano-américain a montré comment la théorie économique classique ignorait une loi importante de la physique : l’entropie, deuxième principe de la thermodynamique. Celle-ci stipule que les processus physiques sont fondamentalement irréversibles. Par exemple, une partie de l’énergie consommée par les machines se dissipe en chaleur qui disparaît à jamais. Ce qui signifie que les ressources énergétiques de la Terre constituent un capital limité. Plus l'on puise dedans, plus la fin de l'histoire moderne se rapproche. En réintroduisant le principe d’entropie dans la théorie économique classique – qui n’a jamais tenu compte de la finitude des ressources naturelles – Georgescu-Roegen mit en évidence l'impossibilité de résoudre les problèmes environnementaux par le seul progrès scientifique et technologique. Bien qu'encore lacunaire, la " bioéconomie ", en réconciliant l’économie et l’écologie, pourrait bien être la théorie économique globale qui manque aujourd'hui aux altermondialistes… D.L.

(1) Libération, 26 septembre 2003.
(2) " La décroissance soutenable ", Silence n°280, février 2002.
(3) " Mieux vaut débondir que rebondir ", ibidem.
(4) " Défaire le développement, refaire le monde ", L’Ecologiste, n°6, hiver 2001-2002, p.9.
(5) Ibidem, p.3.
(6) " En finir, une fois pour toutes, avec le développement ", Le Monde Diplomatique, mai 2001.
(7) Le Club de Rome est un groupe d’une soixantaine de " sages " choisis par cooptation, qui se réunissent régulièrement pour réfléchir et publier des avis sur l’état du monde.
(8) " La décroissance soutenable ", Silence n°280, février 2002.
(9) " Mieux vaut débondir que rebondir ", ibidem.En savoir plus :
" Objectif décroissance. Vers une société harmonieuse ", ouvrage collectif, Editions Parangon, 2003.
" La décroissance ", Nicholas Georgescu-Roegen, Editions Sang de la Terre, 1995.
" Défaire le développement, refaire le monde ", numéro spécial de la revue " L’Ecologiste " (N°6, hiver 2001-2002). Toujours disponible pour 6 _ au +33.1.46.28.70.32.
Site de l’Institut d'études économiques et sociales pour la décroissance soutenable : www.decroissance.org
De nombreux articles sur la décroissance parus dans la revue Silence sont disponibles sur http://bibliolib.net/Silence-decroissance.htm

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« Celui qui
croit que la croissance peut être infinie dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste. »
Kenneth Boulding (1910-1993), président de l'American Economic Association.

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