Lidée est toute simple : une croissance économique infinie
est impossible sur une planète finie. La solution ? Décroître
! Cest-à-dire produire moins, consommer moins et donc polluer moins.
Voilà, en bref, le credo des partisans de la " décroissance
soutenable ". Une idée généreuse, saugrenue de prime
abord, et qui pourrait bien sinviter prochainement à la table des
débats altermondialistes. Une chose est sûre : le repas sera frugal
!Texte
Faites le test. Ecoutez les infos à la radio, à la télé
ou ouvrez un journal : il ne se passe pas un jour sans que lon entende
parler de la croissance, ce terme financier traduisant l'augmentation, exprimée
en pourcentage, de la production de biens et de services au cours d'une période
donnée. Car aujourdhui, de la croissance économique presque
tout dépend. Le moindre ralentissement est synonyme de catastrophe :
le chômage augmente, les fonds publics diminuent et le moral des investisseurs
fond comme neige au soleil. Bref, dune certaine manière, la croissance
est reine et nous sommes ses sujets. Sauf les " décroissants ".
Ils ne sont pas légion, certes, mais sont de plus en plus nombreux à
ramer à contre-courant du vent idéologiquement dominant. Leur
objectif : casser définitivement le mythe dune croissance continue
et vertueuse qui ne produirait ni gaspillage, ni pollution, ni prolétarisation.
Et en toute logique, ils nous enjoignent vivement à " entrer en
décroissance ". Autrement dit : consommer moins, local et mieux.
Et tant pis pour léconomie si cest tout bénéfice
pour la planète. " La décroissance nest pas un idéal,
cest juste une nécessité absolue ", estime Serge Latouche,
professeur de sciences économiques à l'Université de Paris
XI et lun des principaux théoriciens de la " décroissance
soutenable ". " Notre mode de consommation actuel, à nous Européens,
nécessiterait deux à trois planètes si on continuait sur
le même rythme. Celui des Américains équivaudrait à
près de huit planètes ! Et tout cela ne tient que parce que les
pays du Sud se contentent d'un dixième de la planète ! "
(1).
En effet, à moins de tabler sur une illusoire dénatalité ou daller coloniser des territoires extraterrestres, ce qui aujourdhui relève de la science-fiction pure, lhumanité néchappera pas à lépuisemment programmé des réserves naturelles de la planète bleue. " Il reste, au rythme de consommation actuel, 41 années de réserves prouvées de pétrole, 70 années de gaz, 55 années d'uranium ", rappellent Bruno Clémentin, président de l'Institut d'études économiques et sociales pour la décroissance soutenable (IEESDS), et Vincent Cheynet, publicitaire repenti à lorigine de lassociation " Casseurs de pub " (2). Les plus optimistes parieront alors sur les nouvelles technologies pour sortir de limpasse. Il est vrai quen quelques décennies, les progrès technologiques ont permis de réduire drastiquement la consommation des voitures, des chaudières et de la plupart des appareils électriques. Mais cest sans compter avec le pernicieux " effet rebond ", rétorquent alors les " décroissants ". Observé lors de la première crise pétrolière, quand de nombreuses techniques d'économie d'énergie ont vu le jour, l'" effet rebond " nous apprend que l'efficacité et le progrès technologiques sont fondamentalement liés à une augmentation de la consommation. " Les voitures économes nous permettent d'aller plus loin pour le même prix ; les transports rapides nous libèrent du temps pour avaler toujours plus de kilomètres ; les produits électroniques de taille réduite nous permettent d'en offrir à chaque membre de la famille ; le développement du solaire et de l'éolien même permettent d'augmenter toujours plus notre consommation d'énergie malgré la raréfaction de certaines ressources " (3), observe François Schneider, chercheur à l'Institut de recherche pour une Europe soutenable, une " boîte à idées " écologiste à lorigine de laquelle on retrouve notamment les Amis de la Terre.
Corollaire de cette surconsommation patente des pays industrialisés
: le dérèglement de la biosphère et le réchauffement
du climat. Et même sil entre un jour en vigueur, ce nest pas
le protocole de Kyoto, avec ses 5,2% de réduction des émissions
de gaz à effet de serre dans les pays développés
uniquement ! , qui risque de renverser la vapeur. " La lutte contre
la crise climatique exige, nous disent à lunanimité les
experts, de réduire de 70% lémission des gaz à effet
de serre par rapport à 1990. La seule façon dapprocher cet
objectif, cest la décroissance économique : -4% sur trente
ans. Cela implique bien sûr une toute autre société. Nest-ce
pas là un projet autrement plus enthousiasmant que le "développement
durable" pour les associations de protection de lenvironnement ?
" sinterroge Thierry Jaccaud, rédacteur en chef de la revue
" LEcologiste ", dans un numéro spécial consacré
à la critique du développement (4).
On laura compris, le très en vogue " développement
durable " est dans le collimateur des " décroissants ",
plus que sceptiques à légard dun concept qui réconcilie
Greenpeace et le lobby nucléaire, Monsanto et les Amis de la Terre, Total
et le World Wide Fund for Nature (WWF). Eux, on ne la leur fait pas ! Pour Serge
Latouche, le développement durable nest rien moins quune
mystification conceptuelle. " En accolant un adjectif au concept de développement,
il ne sagit pas vraiment de remettre en question laccumulation capitaliste
et la croissance économique, tout au plus songe-t-on à adjoindre
un volet social ou une composante écologique. Le développement
durable, considéré par certains comme le remède à
la mondialisation participe à la même toxicité, il nous
enlève toute perspective de sortie, il nous promet le développement
pour léternité ! " (5)
Quil soit " durable " ou non, le " développement
" reste une notion extrêmement récente, comme aime à
le rappeler Serge Latouche. " Le développement a été
une grande entreprise paternaliste " les pays riches développent
les pays les moins avancés " qui a occupé approximativement
la période des Trente Glorieuses (1945-1975). (
) [Il] na
été que la poursuite de la colonisation par dautres moyens,
comme la nouvelle mondialisation, à son tour, nest que la poursuite
du développement ", analyse léconomiste. " On
retrouve toujours loccidentalisation du monde avec la colonisation de
limaginaire par le progrès, la science et la technique " (6).
En soi, cette critique radicale du développement et donc du dogme
de la croissance nest pas neuve. Elle sest développée
au début des années 70, au moment où le mouvement écologiste
a commencé à se structurer. En 1972, le Club de Rome publiait
" Halte à la croissance ", un rapport alarmant sur létat
du monde qui préconisait une " croissance zéro ", sans
quoi le système mondial semballerait et seffondrerait "
au plus tard au cours du siècle prochain " (7). Entre-temps, leffondrement
du bloc soviétique et la transnationalisation des économies ont
accéléré le développement et amplifié ses
effets mortifères. Aujourdhui, c'est dans le contexte de remise
en question de la mondialisation néolibérale que la critique de
la sacro-sainte croissance refait timidement surface. Quelques revues, certes
confidentielles (LEcologiste, Silence), ont récemment publié
des numéros spéciaux sur le sujet. Fin septembre, un colloque
international sur la " décroissance soutenable ", organisé
par lIEESDS, sest tenu à Lyon. Le 14 octobre dernier, le
café politique dAttac-Bruxelles choisissait pour thème "
Décroissance économique, croissance humaniste ".
Mais lidée a sans doute encore un long chemin à parcourir
avant datteindre la sphère politique. Et cest très
bien comme ça, considèrent les décroissants : pour rester
sur le terrain démocratique, la décroissance devra sopérer
" par le bas ", au niveau individuel. La vie sous un pouvoir fort
qui imposerait la décroissance ressemblerait beaucoup à une "
économie de guerre ". Ce quil faut avant tout, estiment-ils,
cest " décoloniser nos esprits ". Bref, renoncer à
l'imaginaire économique c'est-à-dire à la croyance que
plus égale mieux. " Il est difficile pour les Occidentaux d'envisager
un autre mode de vie. Mais, nous ne devons pas oublier que le problème
ne se pose pas dans ces termes pour l'immense majorité des habitants
du globe ", soulignent Bruno Clémentin et Vincent Cheynet. "
80 % des humains vivent sans automobile, sans réfrigérateur ou
encore sans téléphone. 94 % des humains n'ont jamais pris l'avion.
Nous devons donc nous extraire de notre cadre d'habitants des pays riches pour
raisonner à l'échelle planétaire et envisager l'humanité
comme une et indivisible " (8).
Faut-il alors tourner le dos à la modernité ? Vincent Cheynet,
par exemple, nen est pas loin : sans voiture ni réfrégérateur,
ni aspirateur, ni télévision, il ne consomme que 15 Kwatt d'électricité
par mois. Il vit en ville mais cultive une parcelle de jardin collectif, se
déplace en vélo, prend le train mais jamais l'avion. Une existence
sobre qui lui convient pleinement, mais qui nest pas évidente à
concevoir pour lOccidental moyen élevé au biberon médiatico-publicitaire
de la société de consommation
Débondir !
Sans aller jusque là, François Schneider propose des pistes pour
éviter le funeste " effet rebond " quil dénonce.
" Des activités comme le jardinage, la randonnée, les longs
repas ", explique-t-il, " sont extrêmement écologiques
car leur lenteur réduit le temps disponible pour d'autres activités
plus polluantes. Acheter des produits chers de bonne qualité, ou bons
pour la santé comme les produits biologiques nous fait "débondir"
en rendant notre budget inutilisable pour l'achat de produits de mauvaise qualité
et polluants " (9).
Reste que si ces idées ninvestissent pas la sphère politique,
il ne sera sans doute pas aisé de passer à l" économie
saine " que les décroissants appellent de leurs vux, cest-à-dire
un modèle économique qui, au minimum, ne toucherait pas au "
capital naturel ". Idem pour que le prix des denrées importées
intègrent le coût de l'impact que leur transport occasionne sur
l'environnement, ce qui est très loin dêtre le cas aujourdhui...
David Leloup
Les " objecteurs de croissance " ont leur " pape " : Nicholas Georgescu-Roegen, le père de la " bioéconomie ", décédé en 1994. Dans " The Entropy Law and the Economic Process " (Harvard University Press, 1971), ce mathématicien et économiste roumano-américain a montré comment la théorie économique classique ignorait une loi importante de la physique : lentropie, deuxième principe de la thermodynamique. Celle-ci stipule que les processus physiques sont fondamentalement irréversibles. Par exemple, une partie de lénergie consommée par les machines se dissipe en chaleur qui disparaît à jamais. Ce qui signifie que les ressources énergétiques de la Terre constituent un capital limité. Plus l'on puise dedans, plus la fin de l'histoire moderne se rapproche. En réintroduisant le principe dentropie dans la théorie économique classique qui na jamais tenu compte de la finitude des ressources naturelles Georgescu-Roegen mit en évidence l'impossibilité de résoudre les problèmes environnementaux par le seul progrès scientifique et technologique. Bien qu'encore lacunaire, la " bioéconomie ", en réconciliant léconomie et lécologie, pourrait bien être la théorie économique globale qui manque aujourd'hui aux altermondialistes D.L.
(1) Libération, 26 septembre 2003.
(2) " La décroissance soutenable ", Silence n°280, février
2002.
(3) " Mieux vaut débondir que rebondir ", ibidem.
(4) " Défaire le développement, refaire le monde ",
LEcologiste, n°6, hiver 2001-2002, p.9.
(5) Ibidem, p.3.
(6) " En finir, une fois pour toutes, avec le développement ",
Le Monde Diplomatique, mai 2001.
(7) Le Club de Rome est un groupe dune soixantaine de " sages "
choisis par cooptation, qui se réunissent régulièrement
pour réfléchir et publier des avis sur létat du monde.
(8) " La décroissance soutenable ", Silence n°280, février
2002.
(9) " Mieux vaut débondir que rebondir ", ibidem.En savoir
plus :
" Objectif décroissance. Vers une société harmonieuse
", ouvrage collectif, Editions Parangon, 2003.
" La décroissance ", Nicholas Georgescu-Roegen, Editions Sang
de la Terre, 1995.
" Défaire le développement, refaire le monde ", numéro
spécial de la revue " LEcologiste " (N°6, hiver 2001-2002).
Toujours disponible pour 6 _ au +33.1.46.28.70.32.
Site de lInstitut d'études économiques et sociales pour
la décroissance soutenable : www.decroissance.org
De nombreux articles sur la décroissance parus dans la revue Silence
sont disponibles sur http://bibliolib.net/Silence-decroissance.htm
« Celui qui
croit que la croissance peut être infinie dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste. » Kenneth Boulding (1910-1993), président de l'American Economic Association.
Bêtisier du développement durable
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